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Transclasses : le secret de ceux qui parviennent à échapper à leur milieu social
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Bonnes feuilles

La théorie de la reproduction sociale admet des exceptions dont il faut rendre compte pour en mesurer la portée. Cet ouvrage a pour but de comprendre philosophiquement le passage exceptionnel d’une classe à l’autre et de forger une méthode d’approche des cas particuliers. Extrait de "Les transclasses ou la non-reproduction", de Chantal Jaquet, publié aux éditions PUF (2/2).

Chantal  Jaquet

Chantal Jaquet

Ancienne élève de l'ENS Fontenay-Saint-Cloud, agrégée de philosophie et Docteur, Chantal Jaquet est actuellement professeur à l'Université de Paris I Panthéon-Sorbonne où elle enseigne l'histoire de la philosophie moderne. Ses recherches portent essentiellement sur Spinoza, sur lequel elle a écrit quatre livres et dirigé quatre volumes collectifs, centrés pour la plupart sur la durée et l'éternité, les rapports corps/esprit, les affects et la puissance d'agir.
Prenant appui sur un modèle spinoziste, elle travaille aussi sur le thème du corps auquel elle a consacré un livre aux PUF qui vise à définir la puissance éthique, technique, esthétique et sexuelle du corps
Elle prépare actuellement un ouvrage sur Bacon pour les PUF et écrit parallèlement un essai sur la philosophie de l'odorat.

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Le transclasse est la preuve en acte de l’existence d’une mobilité et d’une plasticité des êtres, y compris dans les conditions les plus défavorables. Il ruine aussi bien une vision essentialiste de l’homme, consistant à croire qu’il est prédéterminé de manière fixe et immuable, qu’une vision existentialiste lui octroyant naturellement le statut de sujet libre. La non-reproduction ne présuppose ni la négation des déterminismes ni la réintroduction subreptice d’un libre arbitre. Elle n’est pas une autocréation du moi, mais une co-production sociale du milieu d’origine et du milieu d’évolution, en tant qu’elle n’advient qu’avec ou contre eux. Elle implique qu’un individu, en transit entre deux classes, se fraie un passage, et soit tour à tour façonnant et façonné par les mondes qu’il traverse et qui le traversent. Elle met ainsi en jeu une interaction et ne saurait se réduire au parcours solitaire d’un homme volontaire.

La trajectoire des transclasses reste inintelligible sans une pensée de la complexion qui ressaisit l’ensemble des déterminations communes et singulières qui se nouent dans un individu, à travers son existence vécue, ses rencontres, à la croisée de son histoire intime et de l’histoire collective. Cette pensée de la complexion repose sur une appréhension de l’interconnexion des causes et du lien constitutif qui définit l’être avec autrui. Elle rompt avec une vision substantialiste des hommes conçus comme des êtres indépendants et elle invite à sortir du modèle d’explication exclusif par l’habitus pour rendre compte des comportements sociaux. Les habitus sociaux inclinent les hommes à reproduire le mode de vie de leur classe et ne permettent pas toujours de rendre raison des différences fines. La non-reproduction va à l’encontre des conditionnements sociaux et des systèmes de dispositions durables qu’ils engendrent ; elle se caractérise par une aptitude à s’écarter des schémas dominants et à surmonter l’obstacle de la répétition ou l’enfermement dans le même. Elle ne les supprime pas pour autant ; elle les contrarie plutôt qu’elle ne les contredit et sa rareté atteste de la force de la reproduction.

C’est pourquoi l’analyse de la complexion n’implique pas la récusation des habitus sociaux, mais leur inclusion dans une logique combinatoire plus vaste et plus complexe où l’enfance, l’histoire familiale, la place dans la fratrie, l’orientation sexuelle, la vie affective, les relations amicales et amoureuses, sont intégrées dans l’examen de la trajectoire. Le changement de classe sociale ne se résume ni à un transfert des habitus d’une classe dans l’autre ni à leur troc ou leur transplantation, car les dispositions premières sont parfois mises en sommeil ou restent au contraire en travail, sont modifiées et refondues au contact du milieu d’évolution. Il engendre une reconfiguration qui ne se réduit ni à une addition des habitus ni à leur hybridation, mais qui prend la forme dynamique d’une déconstruction et d’une reconstruction permanente à travers les tensions de la transition. Le transclasse ne peut être compris que dans ce mouvement du passage par lequel il fait l’expérience d’une transidentité et de la dissolution du moi personnel et social. Il se déclasse au risque d’être toujours déplacé. Il est out of place, à la frontière entre le dedans et le dehors, dans un entre-deux qui l’expose à la fluctuatio animi. C’est cette posture fluctuante et ses variations entre écart et écartèlement que le concept de complexion permet d’appréhender.

L’existence de transclasses obéit moins en effet à une logique de l’exception qu’à une logique de l’écart. La non-reproduction du modèle social d’origine n’a rien d’une anomalie qui conférerait un statut à part, l’aura du héros ou la mise au ban du Judas. Elle apparaît bien plutôt comme la radicalisation du travail de la différence au sein du même, de l’effort de déprise par lequel chacun s’affirme dans son être singulier, en s’écartant des modèles en vigueur et du mimétisme absolu. Aucune existence n’est pure reproduction, car la copie n’est jamais le modèle ; elle le double et le redouble, le trahit ou le traduit. C’est pourquoi il y a nécessairement une marge et du jeu, aussi infimes soient-ils.

Ainsi toute existence humaine pourrait se définir par une pratique de l’écart différentiel, parce qu’elle oscille toujours entre les deux figures minimales et maxi- males du conformisme et de l’originalité, par rapport aux normes données. Le transclasse n’échappe pas à la règle et sa trajectoire peut être appréhendée en fonction de la distance qu’elle introduit par rapport aux habitus de la classe d’origine et de la classe d’arrivée. Il peut ainsi être plus bâtard que barbare, vivre l’écart comme déchirure et chercher les points de suture entre les milieux opposés. Son expérience propre n’est qu’une amplification du mouvement d’altération de soi auquel chacun est confronté à travers les changements qui l’affectent, mouvement d’altération dont l’enjeu existentiel réside dans la puissance à être autre sans être aliéné.

Mais si toute existence est marquée par la variation, l’immobilisme n’est qu’ « un branle plus languissant », pour parler comme Montaigne, un mouvement arrêté par la présence de forces contraires au changement. À cet égard, la reproduction sociale n’est pas plus une règle ou une loi d’airain que la mobilité sociale. Ce n’est pas une structure intangible des sociétés, mais l’expression des rapports de force entre les classes, la résultante de leurs intérêts opposés.

L’analyse des causes de la non-reproduction révèle également la nécessité de prendre en compte la part des affects dans la constitution de soi. Le transclasse est le fruit d’une complexion affective ; il n’est pas un simple agent qui imite mécaniquement ou calcule rationnellement une stratégie. Comment comprendre son parcours sans la honte, le désir de justice, la fierté, la colère et l’indignation mêlés ? Comment faire l’économie de sa douleur ou de la force joyeuse puisée dans les rencontres amoureuses et les figures de l’amitié ? L’affect joue un rôle décisif, et reste encore trop souvent négligé par certains sociologues au nom d’une méfiance à l’endroit de la psychologie, comme s’il ne faisait pas partie du social et se réduisait à un trait de caractère donné de toute éternité1. Dans la lignée spinoziste, l’affect est au contraire social par excellence. Il recouvre l’ensemble des modifications corporelles et mentales qui touchent notre puissance d’agir, la renforcent ou l’amenuisent. Produit de l’interférence entre la puissance causale d’un homme et celle des causes extérieures, il est l’expression des relations interhumaines et des échanges avec le milieu environnant. L’affect relate l’histoire de notre rencontre avec le monde extérieur et s’insère dans un déterminisme du lien interactif. Il ne s’agit pas pour autant de réduire les comportements à des types affectifs et de s’imaginer que tel sentiment produit automatiquement tel effet, mais de penser une combinaison singulière, un noeud de déterminations.

En effet aucune détermination n’est opérante et n’a d’efficience à elle seule ; ce n’est que par le croisement et le concours qu’elle peut produire des effets. Prise isolément, elle est un des fils possibles de la trame de la non-reproduction, mais ne devient une maille réelle que si elle se tresse avec d’autres déterminations. Ainsi l’existence de modèles alternatifs, la mise en place d’institutions politiques et d’aides économiques peuvent être des conditions nécessaires, mais elles ne sont pas des conditions suffisantes. Il convient à chaque fois de ressaisir le jeu de forces à l’oeuvre, la place de chacun dans une configuration donnée, les affects singuliers qui le modifient et se combinent de manière décisive pour qu’il s’écarte du modèle ambiant et entame une trajectoire sociale différente. C’est pourquoi il faut envisager ce passage de classe sous la forme nodale de la complexio et non d’une causalité mécanique horizontale.

En dernière analyse, on pourrait se demander si certaines déterminations prédisposent davantage à la nonreproduction sociale, tandis que d’autres au contraire constituent de sérieux handicaps. Compte tenu de l’histoire actuelle des sociétés, on serait en effet enclin à penser que le coefficient d’adversité est moindre pour un homme que pour une femme, pour un hétérosexuel que pour un homosexuel, un Blanc qu’un Noir, et imaginer sur cette base une échelle des probabilités plus ou moins grandes de franchir les barrières sociales. Au sommet figurerait l’homme blanc hétérosexuel et en bas la femme noire homosexuelle, par exemple.

Extrait de "Les transclasses ou la non-reproduction", de Chantal Jaquet, publié aux éditions PUF, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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