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Rite sacrificiel : quand une simple rumeur conduit à tuer un homme
©Reuters

Bonnes feuilles

Comment naissent les rumeurs ? Pourquoi le public y croit ou y a cru ? Quelles en sont les conséquences et à qui profitent-elles ? Des coulisses du renseignement aux couloirs de l’Assemblée nationale, de la police judiciaire aux milieux financiers ou au monde du spectacle, Matthieu Aron et Franck Cognard se sont intéressés à plus d’une centaine d’affaires. Extrait de "Folles rumeurs", publié chez Stock (2/2).

Franck Cognard

Franck Cognard

Franck Cognard, journaliste à France Inter, est spécialisé dans la couverture des grandes enquêtes criminelles et judiciaires.

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Matthieu  Aron

Matthieu Aron

Matthieu Aron est directeur de la rédaction de France Inter, auteur, scénariste, coauteur de plusieurs documentaires.

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De la fenêtre de sa cuisine, Gisèle a tout vu. Gisèle Roudaut habite un petit immeuble du quartier de Kergoat à Brest. Ce 1er décembre 2011, elle témoigne devant les journalistes : « Vers 17 heures, une quinzaine de mamans d’élèves de la maternelle, de l’autre côté de la rue, se sont précipitées vers lui en hurlant. Je leur ai crié de le laisser tranquille, mais elles n’ont pas fait attention. Il a tenté de se réfugier dans le hall, mais ses poursuivants s’y sont engouffrés. Après, j’ai entendu des cris. »

La victime de cette agression collective s’appelle Jean-Claude Basset. Un marginal, âgé de 65 ans, ancien employé de la direction des constructions navales (DCN) de Toulon. À la suite de problèmes psychologiques, il a été placé sous curatelle. Dans le quartier, cet homme à l’accent du Sud prononcé, avec sa barbe broussailleuse et ses vêtements négligés, intrigue. Les mères n’aiment pas le voir « traîner » à proximité de l’école. Dix jours avant le drame qui lui coûtera la vie, Jean-Claude Basset prend pourtant soin d’une petite fille de 3 ans qui a échappé à la vigilance de sa mère à la sortie de la maternelle. Le sexagénaire la prend par la main pour la reconduire à l’école. Mais dans la rue, une jeune femme témoin de la scène imagine aussitôt qu’il essaie de la kidnapper. Elle se précipite sur lui pour lui arracher la fillette et la ramène à sa mère. Dans les jours qui suivent cet incident, les mères ne parlent plus que du « pervers » qui, elles en sont convaincues, a jeté son dévolu sur leurs petites filles ! Et quand, le 28 novembre 2011, Jean-Claude Basset repasse devant la maternelle Auguste-Dupouy, il déclenche une véritable panique.

Les mères crient, hurlent et tentent de se jeter lui. Basset prend peur et s’enfuit. C’est ainsi qu’il se retrouve acculé dans le hall de son immeuble, coincé devant la porte de l’ascenseur. Prévenus par des voisins, les policiers arrivent rapidement sur place. Ils extirpent le retraité de la foule et le font monter dans un fourgon. Soudain, Jean-Claude Basset, qui respire de plus en plus difficilement, perd connaissance. Les gardiens de la paix lui font un massage cardiaque, mais il est trop tard. Il succombe à un infarctus foudroyant, lié au stress. C’est ce que révélera l’autopsie, rendue publique par le procureur de la République de Brest, Bertrand Leclerc. « Le drame dans cette histoire, dit le magistrat, c’est que personne n’a agi de mauvaise foi, il semble que toutes les mamans étaient persuadées de la véracité de leurs accusations. » Et de conclure : « On peut affirmer que c’est la rumeur qui a tué Jean- Claude Basset. »

La bonne foi des parents n’étant pas mise en doute, le procureur n’ouvrira pas de poursuites pour dénonciation calomnieuse (un délit passible de cinq ans de prison). On peut cependant s’interroger sur la pertinence de l’analyse juridique du parquet de Brest. Quinze jours après le drame, une équipe de télévision est retournée dans le quartier pour retrouver les mères qui ont participé à cette chasse à l’homme. Les propos tenus par certaines d’entre elles sont stupéfiants. Ils ont été diffusés en décembre 2011, sur TFI, dans l’émission « 7 à 8 ». « Oui, il y a quelqu’un qui est mort, mais ce n’est pas non plus le président de la République qui est mort ! » dit l’une. Et quand la journaliste Marie Peyraube demande à deux autres mères de famille si elles regrettent ce qui s’est passé, voici ce qu’elles répondent : « Je ne regrette rien. Il y avait une motivation qui était fondée. Il parlait tout seul cet homme-là, il avait le regard froid. C’est sûr que si cela avait été un monsieur en costume cravate, on n’aurait pas porté le même jugement », lâche la première. Quant à la seconde, elle ne semble pas non plus assaillie par les remords : « Eh bien, oui, moi j’étais inquiète. Je ne reviendrai pas là-dessus. Tous ceux qui auraient été à notre place, ils auraient agi de la même façon ! » Ces propos choquent, ils nous interrogent aussi. Car le drame de Brest s’est déroulé dans un contexte bien particulier. Au cours des trois semaines précédentes, deux affaires criminelles, malheureusement authentiques, ont bouleversé l’opinion publique. Le 7 novembre 2011, la petite Océane, 8 ans, est tuée de plusieurs coups de couteau à Bellegarde dans le Gard. Le 17 novembre 2011, Agnès, 13 ans, est découverte morte et brûlée au Chambon-sur-Lignon, en Haute-Loire. Une semaine plus tard, le 1er décembre 2011, Jean-Claude Basset est agressé. Cette succession de faits divers tragiques a sans doute contribué à hystériser le climat autour de l’école maternelle. Les mères de Brest nous renvoient, comme un miroir déformant, les contradictions d’une société qui se veut « civilisée », mais dont les pulsions sont en permanence excitées par la médiatisation. « Tous ceux qui auraient été à notre place, ils auraient agi de la même façon. » La rumeur de Brest a fait ressurgir, comme toutes les autres, des archaïsmes profondément enfouis sous le vernis de la culture moderne et des comportements en apparence rationnels. Dans les temps anciens, les chamans se mettaient en transe pour tuer de manière symbolique l’esprit de l’animal chassé par la tribu. Aujourd’hui, la rumeur induit le même état de transe collective. Dans un climat passionnel entretenu par la surmédiatisation de quelques faits divers tragiques, les repères du réel s’estompent, la confusion sociale s’instaure. La rumeur permet au groupe de se libérer de ses interdits pour exprimer sa violence et purger ses angoisses. Une victime expiatoire est désignée dont on réclame, comme au temps du pilori et des bûchers, le sacrifice. Symbolique ou parfois terriblement réel, comme à Brest.

Ainsi, le « sacrifice » de Jean-Claude Basset s’inscrit dans une longue série d’affaires où des innocents ont été injustement accusés d’avoir perpétré les pires crimes. Deux dossiers sont particulièrement emblématiques de cette logique du bouc émissaire : l’affaire Baudis et celle d’Outreau. Certes, ces deux scandales trouvent leurs origines dans des dénonciations calomnieuses, dont les auteurs ont été identifiés et condamnés. Il s’agit donc plus d’affaires de fausses accusations que de rumeurs proprement dites. Pour autant, les mécanismes qui ont conduit une partie de l’opinion, de la presse et de la justice, à croire en ces histoires imaginaires sont les mêmes que ceux qui permettent aux rumeurs de prospérer.

Extrait de "Folles rumeurs", de Matthieu Aron et Franck Cognard, publié chez Stock, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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