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Déclencheurs du vote FN : cette raison souvent oubliée du vote FN héritée de notre histoire
©Reuters

Nostalgie

En France ou au Royaume-Uni, deux anciennes grandes puissances du XIXe siècle, les formations eurosceptiques sont arrivées en tête lors des dernières élections européennes. Ce vote est-il dû à la nostalgie d'une grandeur passée ?

Sylvain Venayre

Sylvain Venayre

Sylvain Venayre est professeur d’histoire contemporaine à l'Université Pierre Mendès-France Grenoble 2. Ses thèmes de recherche sont l’histoire des représentations de l’espace et du temps, et l’histoire culturelle du voyage.
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Atlantico : Le score du FN aux élections européennes du 25 mai a généré de nombreux commentaires, d'aucuns s'inquiétant de la poussée des droites extrêmes en Europe. Ne peut-on pas aussi expliquer partiellement ce rejet de Bruxelles par un désamour croissant des Français pour une institution européenne trop éloignée de l'idée que les Français se font du pouvoir et de sa représentation ?

Sylvain Venayre :C’est possible. Mais pour mesurer exactement cette idée et son influence, il faudrait tenir compte du fait que ce désamour s’exprime aussi au sein de sociétés dont on pourrait imaginer qu’elles ne se font pas la même idée du pouvoir et de sa représentation, comme les sociétés britanniques, autrichiennes ou danoises par exemple. Il faudrait tenir compte aussi du fait que le Front national n’a pas toujours recueilli 25% des suffrages des votants : c’est donc que cette représentation du pouvoir n’a pas toujours pesé de la même façon sur le corps électoral. Enfin – et c’est sans doute le plus important – je suis certes convaincu qu’il faut aller chercher dans l’histoire l’explication des problèmes d’aujourd’hui, mais il est risqué de le faire en supposant des invariants tels que, justement, une représentation française du pouvoir, qui ne serait pas elle-même soumise aux vicissitudes du temps.

Jacques Bainville avait théorisé au début du XXe siècle l'idée que l'identité politique de la France se définissait par l'Etat-Nation en opposition à l'identité "impériale" de pays comme l'Angleterre ou l'Allemagne de Bismarck. A quel point cette analyse peut-elle avoir prise dans l'inconscient collectif des Français ?

Je ne pense pas que Jacques Bainville, qui écrivait en effet au début du XXe siècle et à partir de compétences d’historien assez limitées, soit ici un bon guide. Rappelons qu’il écrivait à une époque où la France s’enorgueillissait d’être à la tête d’un "empire" colonial. Et que cela jouait d’ailleurs un rôle sur les représentations que Bainville se faisait de l’histoire : dans son Histoire de France, par exemple, lorsque Bainville se réjouit de la défaite de Vercingétorix face à César, il s’inscrit certes dans la logique de Fustel de Coulanges. Mais il le fait aussi parce que, du point de vue colonialiste alors en vigueur, la défaite militaire des peuples colonisés pouvait signifier, comme pour la Gaule antique, qu’ils accèderaient bientôt à la civilisation moderne par la grâce de l’action du vainqueur. En vérité, on pourrait plutôt parler, avec l’historien actuel Christophe Charle, de "sociétés impériales" pour définir tant la France que l’Angleterre et l’Allemagne.

Reste qu’il est vrai que le processus qui a conduit aux Etats-nations contemporains ne s’est pas déroulé de la même façon dans les trois pays et qu’il a conduit à des représentations aujourd’hui très différentes de l’histoire nationale en Grande-Bretagne, en Allemagne et en France. Et sans doute une caractéristique des représentations françaises est-elle précisément la bizarre évacuation de la dimension impériale, en dépit de la légende napoléonienne et de l’importance du fait colonial. Dans son Tableau de la France publié en 1833, Michelet avait exprimé l’histoire de la construction nationale par un magnifique mouvement en colimaçon qui, parti de la Bretagne, s’enroulait à travers les régions de l’Ouest, du Midi, de l’Est et du Nord avant de finir par l’Île-de-France. Cette image avait sa légitimité au lendemain de la Révolution de 1830. Mais elle a été tant reprise, notamment par les nationalistes de l’époque de Bainville, qu’elle a contribué à transformer l’histoire de la nation en France une sorte de repli identitaire. Il faut pourtant se déprendre de cette image : l’Etat-nation en France s’est construit tout autant par l’établissement de liens avec le monde entier que par un mouvement centrifuge.

Comment cette mythologie nationale, fondée sur un principe "d'exception française" continue de s'entretenir aujourd'hui ? Quels en sont les ressorts ?

La théorie de "l’exception" est sans doute la chose la mieux partagée parmi les nations. Anne-Marie Thiesse avait naguère très bien montré que le processus d’accélération de formation des identités nationales, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, était certes une revendication de singularité de chaque peuple européen, mais que cette singularité s’exprimait curieusement de façon très semblable d’un bout à l’autre du continent.

Cela dit, chaque nation revendique son exceptionnalité sous une forme différente. L’originalité française, en la matière, ne repose pas tant sur l’imaginaire de la grandeur ou de l’indépendance, que l’on peut associer à tel ou tel personnage historique, à commencer par De Gaulle : c’est après tout le cas de tous les imaginaires nationaux. Elle repose plutôt sur une association insolite entre le souci de la diversité et celui de l’égalité. C’était d’ailleurs déjà présent chez Michelet : pour lui, la France était le résultat d’une agglomération de peuples et de paysages très différents, progressivement construite dans l’histoire, et cette agglomération aurait été réussie parce que ces peuples très différents auraient eu, d’abord, le souci de l’égalité (une égalité que Michelet ne concevait que sous la forme de l’égalité civile). A cette construction, Michelet opposait celle de l’Allemagne et de l’Angleterre, qui auraient été, de son point de vue, des peuples (ou des races, mais le mot n’avait pas le sens qu’il a eu par la suite), préoccupés de leur liberté, mais sans aucun souci de l’égalité.

Cette représentation du passé français comme dialectique de la diversité et de l’égalité, les discours politiques l’expriment, selon leurs idéologies, par le recours à des épisodes historiques vraiment très différents. Diversité et égalité : ce peut être l’occasion de glorifier l’œuvre de la Révolution française, évidemment, mais cela peut aussi alimenter le discours sur la mission civilisatrice des conquêtes coloniales…

Faut-il en conséquence analyser la montée de partis dit "eurosceptiques" comme une réaction nostalgique à l'heure de la mondialisation économique et politique ?

On le dit beaucoup. Et, de fait, on voit beaucoup de médias entretenir la nostalgie d’un Etat-nation français idéal, mêlant l’imaginaire de la diversité et de l’égalité et l’imaginaire du repli identitaire – en particulier à travers la figure de l’école républicaine, qu’il s’agisse de celle de Jules Ferry ou de celle du Petit Nicolas. (Et ce alors même que les moyens et les formes de la politique scolaire française, depuis pas mal d’années, ne coïncident plus avec l’importance centrale de l’école dans l’imaginaire national !)

Mais le terme d’"euroscepticisme" recouvre des réalités complexes. On n’est pas "eurosceptique" pour les mêmes raisons dans tous les pays et sur toutes les cases de l’échiquier politique. Pour ce qui est du cas du Front national, et pour s’en tenir strictement aux aspects relevant de l’imaginaire qui nous occupent ici, je crois que, si les historiens veulent être utiles au débat public, ils doivent rappeler que, contrairement aux idées reçues, l’histoire de France ne peut pas se résumer à celle de son territoire, mais qu’elle a toujours tenu compte du monde entier. Comment expliquer autrement la présence française sur tous les continents et l’existence de tant de Français dont les ancêtres ne sont pas nés sur le territoire métropolitain ?

Alors, certes, cette relation au monde a changé et les enjeux de l’heure sont évidemment nouveaux, qu’il s’agisse des formes de la vie politique nationale, de la construction européenne ou des échanges internationaux. Mais justement pour cette raison il est dangereux de reprendre benoîtement les anciennes figures de l’imaginaire national, qu’il s’agisse de celle du colimaçon ou de celle (également présente chez Michelet) du "rayonnement" de la France. Quelque chose de nouveau doit apparaître, et les historiens peuvent y aider, au même titre que les artistes et les politiques – quelque chose qui permette d’exprimer, dans une forme contemporaine, la situation historique actuelle de la nation. Sinon, nous n’aurons que des formes périmées qui, dans le meilleur des cas, entretiendront une nostalgie sans efficacité politique et, dans le pire des cas, légitimeront des politiques d’autant plus violentes que leurs fondements seront inadaptés à l’époque que nous vivons. Je pense que le Front national prospère aussi sur l’absence de forme de représentation actuelle de la nation.

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Partie 1 : Nos faux champions du CAC 40

Partie 2 : Une élite incapable de relever le défi

Partie 3 : Un échec singulier parmi les pays développés 

Partie 4 : La société civile minée par la bulle étatique

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