L’arme contre les inégalités que Thomas Piketty ne voulait pas voir<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
L’arme contre les inégalités que Thomas Piketty ne voulait pas voir
©Reuters

Le capital pour tous

Thomas Piketty affirme dans son livre "Le capital au XXIe siècle" que le taux de rendement du capital est le plus souvent supérieur à celui du travail. Puisque le rendement du capital dépasse presque toujours celui du travail, pourquoi ne pas pousser au développement de l’actionnariat populaire et de la participation ?

Charles Wypłosz

Charles Wypłosz

Charles Wypłosz est un économiste français, spécialiste d'économie politique, de finance et d'Europe.

Voir la bio »
Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

Voir la bio »

Atlantico : Dans son dernier ouvrage, "Le capital au XXIe siècle", Thomas Piketty constate que le taux de rendement du capital est toujours supérieur au taux de croissance. Partant de cette observation, il milite pour une "fiscalité prohibitive" dont est issue la fameuse taxe sur les 75%. Plutôt que de restreindre le capital, ce qui reviendrait à un appauvrissement, ne serait-il pas plus efficace et "juste" d'étendre sa détention à une grande majorité de la population ?

Charles Wyplosz : C'est effectivement une idée intéressante, la vraie critique de Thomas Piketty portant finalement sur les problèmes que posent la concentration progressive et continue du capital dans un nombre de mains de plus en plus restreint au fil du temps. Plutôt que d'adopter des taxations à caractère punitif, le fait de répartir les revenus du capital dans une partie plus importante de la population est un principe qui semble plus efficace. Il s'agit là d'un système d'organisation qui se retrouve dans plusieurs pays comme les Etats-Unis où les retraites fonctionnent par capitalisation (notamment via les fonds de pension, NDLR) plutôt que par répartition comme c'est le cas en France. Chaque personne qui y cotise pour sa retraite devient ainsi de fait un capitaliste capable de bénéficier des merveilles du capital dont parle Monsieur Piketty. Face au problème d'accumulation du capital, l'idée d'étendre le capitalisme peut donc être considéré comme une des solutions qui mériterait d'être approfondie.

Nicolas Goetzmann : Le constat de Thomas Piketty a déjà pu être mis en cause. Il considère que le rendement du capital est supérieur à la croissance, mais il est arrivé à cette conclusion en prenant en compte l’explosion immobilière de ces dernières années dans son constat. Sur cette base, l’économiste projette un avenir qui se dessinerait sous une hausse permanente de l’immobilier. Mais la réalité est que le capital "productif" n’a pas du tout subi une hausse équivalente à celle de l’immobilier.

Ensuite sur les moyens de rectifier le tir et la proposition de Thomas Piketty de taxer fortement le capital. Ici, je constate que la proposition revient à s’attaquer à ce que j’estime être une conséquence : le différentiel de revenus entre le capital et le travail. Depuis les années 80, le chômage frappe les sociétés occidentales et a privé les salariés de leur capacité de négociation salariale. Dans de telles conditions, chaque part de revenu supplémentaire aura tendance à revenir aux actionnaires et non aux salariés. Sans pression des salariés, le capital est roi.

La cause de ce phénomène est la trop faible croissance que connaissent nos sociétés depuis le début des années 80. C’est bien cette situation qu’il faut traiter, parce que la hausse de la fiscalité n’aura comme effet que de restreindre encore un peu plus le niveau de croissance.

Quelles données économiques viennent valider cette approche ?

Charles Wyplosz : Le fait de savoir si les systèmes de "capitalisation" sont plus efficaces que ceux fonctionnant sur la "répartition" génère un débat qui ne date pas d'hier. Néanmoins il peut exister aujourd'hui un biais, les taux de rendement du capital et les taux d'intérêts se trouvent à un niveau particulièrement bas (eh oui, cela arrive...). Si les travaux de Piketty sur la rentabilité du capital sont valables sur une très longue période on peut donc modérer ce constat actuellement. Ainsi les fonds de pensions américains ne sont actuellement plus capables de servir des retraites aussi confortables que par le passé. Il s'agit là tout simplement d'une illustration de la variabilité du rendement du capital.

Lorsque Thomas Piketty affirme que les vainqueurs du grand jeu de la distribution des revenus sont les capitalistes, on peut effectivement être tenté de répondre qu'il faudrait étendre le capitalisme à d'avantage d'individus. Le problème devient alors celui de la volatilité des revenus qui peuvent être très bons sur une année et très mauvais sur l'autre. Opter en conséquence pour un système de capitalisation revient à accepter l'éventualité de voir varier ses revenus dans des proportions non négligeables. Cette notion est au coeur du capitalisme dénoncé par M. Piketty : on ne peut obtenir de gains conséquents sans risques d'un ordre similaire.

Nicolas Goetzmann : Le constat est que les revenus du capital progressent plus vite que les revenus du travail. En France, la part des salaires représentait près de 55% du PIB en 1980, puis a chuté aux alentours de 50% en 2007. Depuis lors, un retournement de tendance du à la crise est en cours, mais il est plus le résultat d’un appauvrissement général que d’un renouveau du salariat. Pour les Etats Unis, le phénomène est le même et la part des salaires est passée de 57% à 53% dans le PIB. Il y a bien une dynamique en place, et cette dynamique est défavorable à la part dévolue au travail dans l’économie.

En partant de là, la logique reviendrait donc à partager ces nouveaux revenus du capital, et notamment la part perdue par les salariés depuis 30 ans. Les propositions de "partage du capitalisme" vont en ce sens. Bien que cette logique soit louable pour parvenir à équilibrer les relations, il me semble que la cible est ratée. Le sujet n’est pas de venir rééquilibrer les revenus à postériori mais d’identifier le phénomène qui est la cause du déséquilibre. Il convient de comprendre les causes de la baisse de la part revenant au travail avant tout.

Grâce à quels outils existants et à imaginer pourrait-on concrètement parvenir à développer un capitalisme pour tous ?

Charles Wyplosz : Une des grandes traditions du gaullisme était le "capitalisme ouvrier" qui souhaitait favoriser une plus grande redistribution des actions d'une entreprise à des salariés. Cette méthode comporte toutefois des limites puisque ces mêmes salariés deviennent doublement dépendants de leurs lieux de travail : premièrement pour les salaires et deuxièmement pour leur capital. C'est là une idée qui s'oppose directement au principe de diversification des risques. D'après moi, il est plus efficace de pratiquer "l'intéressement" en généralisant le reversement de bonus à une plus grande partie de la masse salariale pour associer davantage les salariés aux sorts de leur entreprise.

On peut aussi étendre le capital à travers les produits financiers, l'exemple le plus répandu en France étant évidemment le fameux livret A qui se trouve, d'une certaine manière, au "niveau zéro" de la sophistication financière. Si l'on regarde outre-Atlantique, les banques proposents des instruments bien plus développés et plus efficaces en termes de rendement. L'on peut ainsi obtenir des leviers notables, même quand l'apport d'argent est finalement assez faible, à travers une épargne sous forme de capital.

Nicolas Goetzmann : Le capitalisme pour tous, c’est la croissance pour tous. C’est-à-dire un taux de croissance qui permettre d’arriver au plein emploi. Le plein emploi est cette situation enviable ou un salarié est en capacité de trouver un emploi du jour au lendemain. La capacité de négociation devient "égalitaire" entre employé et employeur. Le résultat est qu’une hausse des revenus de l’entreprise sera partagée entre l’actionnaire et l’employé, sans quoi, ce dernier ira voir ailleurs. En proportion, les revenus des actionnaires diminuent et les salaires progressent. L’idéal est d’obtenir une situation équilibrée, à l’inverse de celle que nous connaissons aujourd’hui et de celle que nous connaissions dans les années 70. A cette époque, et en raison de la forte inflation, les salariés ont obtenu trop et les marges des entreprises avaient atteint des zones planchers ou le "capitalisme" montrait également ses limites.

Le résultat recherché est en fait celui que l’on cherche à obtenir avec la participation au capital. A la différence du fait que le plein emploi s’attaque à la cause alors que la participation au capital s’accommode des causes et tente d’en ajuster les conséquences.

Quelles difficultés faudrait-il contourner ?

Charles Wyplosz : Le problème du capital est qu'il est lié au risque, et si l'on peut obtenir sur le temps long des retours sur investissement conséquents, on peut sur des périodes très courtes perdre évidemment beaucoup. C'est bien sûr ce dernier cas de figure que l'on a pu observer en 2007-2008, mais l'on voit que ceux qui on pu attendre ont récupéré leurs pertes de manière tout à fait confortable en 2013. Cette notion du risque est donc à prendre en compte, car si les retraites fonctionnent à 100% sur l'accumulation. Ainsi les petites retraites se retrouveraient dans l'incapacité de boucler leurs fins de mois lorsque les résultats financiers seraient mauvais.

Nicolas Goetzmann : La principale difficulté à contourner c’est l’intérêt de l’entreprise. Lorsqu’une entreprise met en place un plan de participation au capital pour ses salariés, c’est généralement parce qu’elle souhaite s’attacher la fidélité de ces salariés. Voilà pourquoi on trouve ce type de plans dans les grandes entreprises qui ont recours à des personnes très qualifiées, et qui sont difficiles à trouver.  A partir de là, s’il est décidé "d’en haut" que toutes les entreprises doivent distribuer une partie du capital, il y a fort à parier que le niveau général des salaires va en souffrir. Parce qu’Il faudra bien trouver une compensation. Pour remédier à ce problème, le plein emploi offre la solution puisque c’est à partir de ce moment que l’intérêt de l’entreprise est directement lié à sa capacité de rétention de ses salariés. Plutôt que de contraindre par la loi, il vaut mieux trouver des moyens qui vont permettre l’incitation.

En parallèle, un récent rapport de l'IRS recensait 400 des plus grandes fortunes américaines, démontrant que la plupart de leurs gains reposait sur les profits du capital (45.8%) et la détention d'une société (19.9%). Peut-on en déduire que le fait d'entreprendre, même de façon parallèle, est finalement le meilleur moyen de s'enrichir ? Quels seraient les autres avantages d'une généralisation du capitalisme ?

Charles Wyplosz : Bien sûr. Il y a par définition statistiquement très peu de chances de devenir le prochain Steve Jobs, beaucoup ayant évidemment essayé sans succès à la clé. L'entreprenariat représente un moyen de devenir riche, voire même extraordinairement riche (Bill Gates, Warren Buffet, le trentenaire Marc Zuckerberg...), mais on ne peut généraliser par définition le modèle du génie qui s'enrichit par un talent hors-du-commun. A l'inverse un modeste investisseur n'a pas besoin d'un sens démesuré des affaires pour réussir à accumuler des sommes plus que respectables. On trouve ainsi des centaines, si ce n'est des milliers, de petits entrepreneurs qui arrivent à devenir très confortablement riches à la fin de leur vie.

Thomas Piketty pointerait justement ce fait en affirmant que ces petits entrepreneurs participent avec le temps à la concentration des revenus puisqu'ils transmettent leur capital à leurs enfants et petits-enfants. Cela peut poser des problèmes moraux et politiques, mais aussi plus directement techniques, puisque l'on sait que les "fils de" sont parfois peu compétents au regard de leurs niveaux professionels. On voit ainsi de grandes entreprises passer parfois dans les mains d'héritiers qui n'ont pas forcément les hautes capacités requises pour ce type de poste, un fait d'ailleurs particulièrement vrai en France où les "dynasties" sont monnaie courante.

Nicolas Goetzmann : Cette part prépondérante des revenus du capital est la conséquence directe de ce que j’énonçais plus haut. Une importante part des revenus des salariés a été captée par le capital faute de capacité de négociation des salaires.

Mais le constat de Thomas Piketty sur les revenus du capital est également un signal d’alarme. Car ses contradicteurs ont justement pu établir que la part de l’immobilier représentait la plus large part de la hausse de ces revenus, et que le rendement immobilier n’est pas considéré comme du capital "productif". Ce qu’il est nécessaire d’obtenir c’est un capitalisme d’entrepreneurs et non un capital de rente. Et la rente immobilière est un problème majeur puisque une importante part du capital est investie dans des biens immobiliers, réputés moins risqués, plutôt que d’être investis dans des entreprises ou des usines.

Quelles réflexions pourrait-on mener en conséquence sur le salariat comme principal mode de rémunération ?

Nicolas Goetzmann : Pour obtenir le plein emploi, il s’agit de réorienter la politique menée par les banques centrales. En se concentrant depuis 30 ans sur l’inflation, le plein emploi n’a jamais été atteint en France, et il n’a été atteint que pendant quelques mois sur l’ensemble de la période aux Etats Unis. La réflexion est bien de réorienter la politique monétaire pour faire de l’emploi et de la lutte contre l’inflation deux objectifs égaux. En avantageant l’un par rapport à l’autre, c’est-à-dire en luttant contre l’inflation en priorité, c’est le capital qui est protégé au détriment du travail. En équilibrant le débat et en visant le plein emploi, on parviendra à distribuer les revenus de façon plus égalitaire entre le capital et le travail.

Ensuite, pour une efficacité optimale, et notamment en France, il conviendra d’agir sur l’offre pour que le niveau de plein emploi soit plus proche de 4% que de 8%, comme aux Etats Unis. Cela passe par une libéralisation de l’économie, une baisse des taux d’imposition, des réformes du marché du travail comme le contrat unique etc…

Peut-on finalement conclure, à l'inverse de M. Piketty, qu'un capitalisme bien réparti serait finalement le meilleur moyen de corriger la question des inégalités plutôt que de niveler les revenus par le bas ?

Charles Wyplosz : Niveller par le bas est par définition la pire des solutions, quelque soit l'époque et le système politique, ce qui me laisse affirmer que l'idée de mieux répartir est effectivement préférable. Pour résoudre la problématique de la concentration des revenus, l'une des pistes, parmi d'autres, est selon moi à voir du côté de certains point de la fiscalité. Des options sont ainsi à envisager du côté de la transmission des héritages. Il est difficile de trouver problématique la richesse d'un Jobs ou d'un Zuckerberg, ces derniers ayant mérité leurs conditions à travers leur talents. Le seul souci peut ici venir à la limite d'une richesse trop conséquente pour être dépensée, fait qui a notamment poussé Bill Gates a reverser une partie importante de sa fortune. Si tout le monde faisait de même nous vivrions dans un monde idéal, mais ce n'est pas le cas, ce qui m'incite à croire qu'une taxation appropriée représenterait une option salutaire. Il ne s'agit évidemment pas de tomber dans le "prohibitif" comme le préconise M. Piketty, un taux de 75% étant évidemment absurde, mais bien d'adopter un système progressif mieux adapté aux réalités actuelles.

Nicolas Goetzmann : La proposition de Thomas Piketty suppose qu’un haut niveau d’imposition n’a pas d’impact sur la croissance. Or, le Capital au XXIe siècle élude cette question en affirmant que la progression du PIB par habitant a été équivalente en France et aux Etats Unis, malgré une plus faible taxation aux Etats Unis. Cela est tout simplement faux. La progression du PIB par habitant a été 40% plus rapide aux Etats Unis par rapport à la France depuis 1980, et la différence entre les deux atteint aujourd’hui 25%.

La conclusion, est que taxer plus freine la croissance, et c’est ce que nous pouvons constater en France depuis 2011. La progression des prélèvements obligatoires a bien provoqué un ralentissement économique depuis lors.

Il s’agit donc de retourner la proposition de Thomas Piketty. L’objectif n’est pas de partager plus équitablement une faible croissance, l’objectif doit être de générer plus de croissance, pour obtenir une croissance qui profite à tous.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !