Blocage des salaires : pourquoi les fonctionnaires en grève oublient qu’ils sont loin d’être les premiers concernés<!-- --> | Atlantico.fr
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Les syndicats de la fonction publique se rassemblent ce jeudi 15 mai pour protester contre le gel du point d'indice décidé par le gouvernement
Les syndicats de la fonction publique se rassemblent ce jeudi 15 mai pour protester contre le gel du point d'indice décidé par le gouvernement
©Reuters

Serrage de ceinture

Les syndicats de la fonction publique se rassemblent ce jeudi 15 mai pour protester contre le gel du point d'indice décidé par le gouvernement. Une mesure que l'on peut regretter mais qui est loin de faire des fonctionnaires les premières victimes de la crise. Si la fonction publique a vu son salaire augmenter moins vite que d'autres secteurs depuis le début de la crise, les fonctionnaires, eux, profitent de nombreux avantages parallèles qui peuvent expliquer la faible avancée des rémunérations.

Vincent Touzé

Vincent Touzé

Vincent Touzé est économiste senior au département des études de l'OFCE (Observatoire Français des Conjonctures Economiques).

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Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Atlantico : Les fonctionnaires manifestent ce jeudi 15 mai pour protester contre la politique gouvernementale qui inclut notamment le gel du point d'indice. Quelles sont les catégories socio-professionnelles dont les salaires ont le moins progressé depuis le début de la crise ?

Vincent Touzé : Si l’on se base sur les statistiques que fournit l’INSEE en se retenant la période 2008-2011, on remarque tout d’abord que ce sont les cadres qui ont perdu le plus en pouvoir d’achat sur le salaire net (-0,6% par an sur les trois années). Viennent ensuite les professions intermédiaires qui ont vu ce même pouvoir d’achat stagner (0%/an) tandis que les employés (+0,8%/an) et les ouvriers (+1%) l’ont vu s’améliorer modérément dans le même temps. Si l’on prend une statistique pour l’ensemble des français, on note pour chaque année une progression moyenne de + 0.6%.

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Ces chiffres sont toutefois à mettre en perspective : on observe ainsi que si les cadres ont subi une plus forte modération salariale, le taux de chômage de ces populations sont bien plus bas que chez les ouvriers et les employés. Cet avantage est donc à modérer et à mettre en rapport des taux d’inactivité de chacune des catégories socioprofessionnelles

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On comprend mieux à la lumière de ces chiffres le principe de chômage partiel qui a beaucoup été appliqué en Allemagne et qui a permis de mieux repartager le travail plutôt que de le segmenter sur une logique insiders (employés) et outsiders (chômeurs).

Dans quels types de structures ces salaires ont été le plus "modérés" ?

Vincent Touzé : On observe, si l’on prend une vision d’ensemble (c'est-à-dire en en prenant pas en compte les distinctions "sectorielles" : industrie, tertiaire, primaire) que les salaires ont tendance à progresser plus vite si la taille de l’entreprise est importante. La rémunération a ainsi tendance a progresser proportionnellement à la taille de la structure, mais sa variation à la hausse a aussi été directement corrélée à ce facteur entre 2008 et 2010.

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Les petites entreprises sont donc celles qui semblent payer la plus forte facture de la crise puisque la modération salariale y a été visiblement plus forte. Cette observation peut toutefois être nuancée puisque l’on peut se demander si ces statistiques ne sont pas gonflées par le fait que les entreprises de taille intermédiaire (ETI)  ont probablement beaucoup licencié durant cette même période. Il s’agit là d’un truchement qui est toujours difficile à corriger de manière statistique. A ce titre une analyse par secteurs offre une visibilité supplémentaire.   

Quels secteurs d’activité ont été les plus touchés par le gel des salaires ? 

Vincent Touzé : En prenant toujours la période de 2008 à 2011 on observe que les secteurs qui ont le moins bénéficié de la progression salariales sont ce que l’ont appelle les "autres activités de service" (fonctions associatives, réparations de biens, certains services personnels…) ont été les plus "pénalisées" avec une augmentation de 0,9% sur trois ans. Vient ensuite l’administration publique (+1,3%), la cokéfaction/raffinage (+1,5%) et l’hébergement/restauration (+1,7%). Plus largement on observe que la modération salariale est assez importante dans les secteurs où les rémunérations parallèle, notamment les primes, sont monnaie courante (commerciaux, fonctions publique…). En période de difficultés économiques, il n’est donc pas étonnant de voir des ajustements salariaux plus important dans ces secteurs.

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Si l'on observe l'évolution des salaires du public et du privé sur les dernières années, peut-on dire que la fonction publique a été particulièrement désavantagée par la crise ?

Mathieu Mucherie :Il est logique que les salaires du public soient encore moins cycliques que ceux du privé : ils sont par définition bureaucratisés (je veux dire : encore plus que dans le privé) et c’est de toute façon dans le pacte implicite conclue à la sortie des concours entre le fonctionnaire et son employeur : "low risks, low returns". Donc en relatif il vaut mieux travailler dans la fonction publique à la française si la configuration est du type "crise 2008 du siècle + double dip européen + triple dip 2015". Mais ne cherchez pas dans les 500 pages de Piketty une analyse des inégalités statutaires.

Sauf que l’ambiance dans la fonction publique ne semble pas très enviable : tout le monde sent bien que le système est à bout de souffle, constellé de rustines, financé à la Ponzi et grâce aux réductions des crédits militaires, de plus en plus hypocrite (à l’école, à l’hôpital, partout) et avec des agents pas très bien valorisés "sociétalement" (j’imagine la tête de tous ces fonctionnaires départementaux depuis quelques semaines…). La protection offerte par le statut ne protège pas contre les coups bas, contre les frustrations managériales du quotidien, contre l’impasse budgétaire. J’ai l’impression que si on est plus chahuté sur un plan salarial dans le privé, on est aussi paradoxalement moins angoissé. En quelque sorte, un excès de protection tue la protection.  

Les représentants syndicaux des fonctionnaires affirment que leurs salaires vont stagner suite aux décisions du gouvernement. Qu'en est-il concrètement ? 

Mathieu Mucherie : La stagnation à venir dérive logiquement de la situation d’impasse budgétaire, des embauches (les 60 000 de l’éducation nationale, etc.), des techniques administratives de valorisation qui se maintiennent (avec le gouvernement qui augmente chaque année inconditionnellement, avantages en nature), des excès de gaspillages commis dans les fonctions publiques territoriales et hospitalières, et dans les agences (ces structures à l’écart des règles habituelles de la fonction publique où les salaires et les emplois ont beaucoup augmenté depuis des années). La stagnation des salaires dans ce contexte est inévitable et promet d’être longue, à moins bien entendu de sortir de nos "engagements" (jamais respectés) sur les 3% de déficits. De façon amusante, le plus impitoyable détracteur de la règle des 3% se nommait Milton Friedman, mais mon petit doigt me dit que les syndicats de fonctionnaires ne vont pas traduire et lire ses articles pour autant.

Pierre Bérégovoy disait : moins de fonctionnaires, mieux payés. Ce slogan me semble raisonnable, micro-économiquement fondé (rôle des incitations), macro-économiquement valable (on ne peut plus faire les deux, et s’il faut choisir la vraie anomalie française réside dans le nombre). Sauf que cela suppose des gains de productivité et/ou une redéfinition du périmètre des actions publiques. Et sauf qu’il y a une dimension un peu hypocrite dans tout ce deal, car tous ceux qui ont fait un peu d’économie politique devinent que si les fonctionnaires deviennent moins nombreux alors leur pouvoir de négociation tombera, ce qui rendra les hausses salariales très hasardeuses. Ce n’est pas une problématique mais un dilemme, et en attendant d’en sortir règne la tyrannie du statu quo.      

Peut-on dire que les salaires en France ont évolué de façon "normale" sur les dernières années ? Qu'en est-il dans les autres pays ?

Mathieu Mucherie : Qu’est-ce que la "normale" ? Pour un économiste, c’est une référence aux gains de productivité du facteur travail (je dis bien "productivité", "compétitivité" est un mot dénué de sens). Si les gains de productivité sont dynamiques, il n’y a pas trop de mal à augmenter les salaires, ne serait-ce que parce que cela ne coûte rien. Et puis, une économie qui fait des gains de productivité substantiels et pérennes (je ne parle donc pas de la zone euro) va générer de la croissance qui va générer des pénuries de travailleurs qui va générer une nécessité d’augmenter les salaires, etc. Où en est-on en France ? Hélas, pas du tout dans une position sympathique où les intérêts seraient alignés et les perspectives 2014-2020 riantes pour les travailleurs et les travailleuses : notre productivité évolue bien moins vite que nos salaires (pris globalement, bien entendu). Du reste il ne s’agit pas pour une fois d’une dérive qui serait franco-hexagonale :

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En dépit de la hausse du chômage, les salaires se défendent donc plutôt bien ; en nominal, et plus encore en réel puisque l’inflation a disparu. Comment font les salariés qui ont réussi à ne pas être licenciés pour se défendre ainsi face au "Grand Kapital dont on sait grâce aux travaux de Marx et de Piketty qu’il est vorace et (comme les footballeurs et les banquiers centraux allemands "toujours vainqueur à la fin"), tant qu’on ne l’aura pas liquidé ? D’abord, flexibilité et précarité sont réservées aux nouveaux entrants, et aux sous-castes (CDD…intérim…). Ce dualisme n’est pas très glorieux et il se porte comme un charme. Il vaut aussi en partie pour la distinction grands groupes / PME, même si tout cela ne se superpose pas parfaitement. Ensuite, la plupart des patrons achètent la paix sociale (ce sont plus des managers que des actionnaires, et la réglementation comme la culture n’incitent pas à un comportement anglo-saxon) et ils achètent le plus possible des scénarios de reprise économique (pour l’année prochaine - le problème en zone euro, c’est que c’est toujours pour l’année prochaine). C’est dans le code génétique de la plupart des décideurs "de terrain" de ne pas insulter l’avenir, de ne pas tenir compte des restrictions monétaires et macroéconomiques, et d’afficher un certain optimisme. Enfin, les boites européennes génèrent des gains hors zone euro qu’elles reversent directement ou indirectement à leurs salariés du siège. Sans compter les restrictions diverses qui font que l’on peut avoir un manque de compétences même en plein milieu d’une crise de l’emploi où les files d’attente s’allongent. Au total, je ne sais pas si c’est très juste et très efficient et très compatible avec une sortie de crise prochaine, mais les salaires se montrent assez résilients ("rigides à la baisse" comme on dit en macroéconomie), et l’emploi a globalement mieux résisté que l’activité.

Pour lire le Hors-Série Atlantico, c'est ici : "France, encéphalogramme plat : Chronique d'une débâcle économique et politique"

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