La mort, accessoire vintage de la rock star<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Culture
La mort, accessoire vintage 
de la rock star
©

Elvis, Jimi, Jeff, Kurt et Amy

Disparue à 27 ans (comme Janis Joplin, Jimi Hendrix ou Kurt Cobain), Amy Winehouse rentrera-t-elle dans le panthéon des stars du rock ? Sa mort pourrait l'y aider...

Laurent de Sutter

Laurent de Sutter

Laurent de Sutter est écrivain et éditeur. 

Passionné de cinéma, il dirige la collection "Perspectives Critiques" aux Presses Universitaires de France. Il vient de publier Théorie du trou aux éditions Léo Scheer. 

 

Voir la bio »

Atlantico : Qu'avez-vous ressenti lorsque vous avez appris la mort d'Amy Winehouse à 27 ans ?

Laurent de Sutter : Ce que j’ai ressenti ? Une immense exaspération. Je me suis dit : « Ce n’est pas possible, elle l’a fait exprès ! ». Cela faisait plusieurs années qu’elle jouait le théâtre de la petite fille triste, du génie tourmenté, de la rockeuse éternelle. Il était absolument prévisible que son histoire s’achève de la manière pathétique qui a été la sienne – mais elle aurait pu l’éviter.

Elle aurait pu décevoir l’attente de mort qui l’avait enveloppée de toutes parts, plutôt que lui donner ce que celle-ci attendait. Elle aurait pu être la plus forte. Elle a préféré plaire jusqu’au bout. C’est-à-dire satisfaire cette demande de mort qui accompagne toujours l’idéal de l’artiste maudit dans lequel le rock semble continuer à vouloir se vautrer – et se vautrer d’une manière toujours plus replète.


Vous voulez dire que celle-ci s'inscrit dans une tradition mythologique du rock ?

Bien sûr. Elvis Presley en a fourni le canon – de même qu’il a fourni le canon de sa musique, de son esthétique et de sa politique. La politique du rock se voulait une politique de la subversion, son esthétique une esthétique de la provocation, et sa musique une machinerie de séduction des corps. Mais, en réalité, le rock n’a jamais séduit les corps : il s’est contenté de séduire les esprits. C’est-à-dire qu’il s’est contenté de présenter une forme d’existence fantasmée à ceux qui n’en avaient pas les moyens.

L’amour du rock n’est pas un amour de la musique : il est un amour pour un style de vie. Or, parmi les articles de ce style de vie, dont Presley a fourni le canon élémentaire (qui a été perfectionné par Jim Morrison, Kurt Cobain ou Jeff Buckley plus tard), il y avait celui de la mort violente – le vomi de Hendrix, la bière de John Bonham, et ainsi de suite. Amy Winehouse s’est contentée de signer au bas d’un contrat qu’elle n’avait même pas écrit.


De quelles manières le rock est-il lié à la mort ?

Disons que le théorème est le suivant : death is sexy. C’est en cela que le rock, dans son rapport à la mort, est le plus obéissant des enfants de la psychanalyse. Lorsque Freud avait découvert la pulsion de mort, il avait bien précisé combien cette pulsion, pour être une pulsion de nature sexuelle, avait rapport avec la logique plus générale du désir. Si j’étais méchant, je dirais donc volontiers que les rockeurs se tuent parce qu’ils sont incapables de désirer. Et pourquoi sont-ils incapables de désirer ? Parce que le contrat mythologique du rock est plus fort qu’eux – et il est plus fort qu’eux parce que, s’ils ne le signent pas, ils n’ont aucune chance de devenir rockeurs. Telle est sa contradiction performative. La mythologie du rock fonctionne comme une sorte de Surmoi castrateur – et castrateur précisément parce qu’il ne cesse d’ordonner : « Jouis ! »


Existe-t-il un business morbide autour des rock stars ? Jeff Buckley a, par exemple, sorti plus de disques mort que vivant...

Il s’agit d’un business morbide – mais tous les business le sont. Il n’y a pas de commerce qui ne soit avant tout commerce de cadavres. Disons juste que, d’un point de vue capitaliste, il n’est pas certain que la mort précoce des petits génies soit une affaire. Est-on sûr que Jeff Buckley n’aurait pas pu faire une carrière comme celle de Frank Sinatra ? Du point de vue du business, je vous assure, un Sinatra vaudra toujours mieux que dix Buckley.

Il y a là une loi inévitable de l’art, loi en contradiction complète avec le contrat mythologique du rock : les plus grands artistes sont les artistes qui meurent vieux. Les plus grands du point de vue capitaliste – mais aussi les plus grands du point de vue de l’histoire de l’art, quoi qu’on en dise. C’est du moins ce qu’a soutenu, dans une conférence qui avait fait grand bruit, Les Conditions du succès (Allia, 2011), l’ancien directeur de la Tate, Alan Bowness. Et je serais plutôt d’accord avec lui.


Finalement, une bonne rock star est-elle une rock star morte ?

Du point de vue du contrat mythologique – qui s’oppose donc aussi bien à l’industrie qu’à l’histoire de l’art – oui. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’une rock star morte restera toujours inachevée. Il sera donc permis de fantasmer pour l’éternité sur la grandeur éventuelle de l’œuvre qu’elle n’a pas produite. Le paradoxe du contrat mythologique du rock est en effet d’ôter toute valeur à l’œuvre produite – au nom de celle qui restera toujours à venir, puisque elle, au moins, ne décevra jamais.

C’est de cela que Amy Winehouse a eu peur : de décevoir en continuant à produire – c’est-à-dire en ne se tuant pas. Si elle avait nourri un désir artistique suffisamment fort, elle aurait peut-être pu affronter ce mur de fantasmes vers lequel elle fonçait. Mais elle avait coché trop de cases, complu à trop de clauses du contrat mythologique du rock. Elle ne pouvait pas revenir en arrière : depuis le début, elle avait été trop faible.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !