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Les indignés : 
degré zéro du politique
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Populisme de gauche ?

A l'occasion de la sortie son dernier livre "Israël et la question juive", le philosophe Pierre-André Taguieff a été interviewé par l'historien Andreas Pantazopoulos pour le journal grec Kathimerini. L'interview sera publiée en grec le 31 juillet prochain. La voici en français dans Atlantico. Seconde partie.

Pierre-André Taguieff

Pierre-André Taguieff

Pierre-André Taguieff est philosophe, politologue et historien des idées. Il est directeur de recherche au CNRS, rattaché au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF).

Il est l'auteur de « Théories du complot. Populiams et complotisme » publié le 23 mars 2023 aux Éditions Entremises. Il a également publié Les Fins de l’antiracisme (Michalon, 1995) et La Couleur et le sang. Doctrines racistes à la française (Mille et une nuits, 2002) et Israël et la question juive (Les provinciales, juin 2011). Il a aussi publié sous sa direction, en 2013, le Dictionnaire historique et critique du racisme, aux Presses universitaires de France. 

 

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Andreas Pantazopoulos : Aujourd’hui en Grèce, mais aussi en Espagne, un nouveau mouvement, les “Indignés”, a fait son apparition spontanée. Il se dirige contre les systèmes politiques “corrompus”, contre l’ “oligarchie”. Comment interpréter ces mobilisations ? L’ “indignation” est-elle l’autre nom d’un populisme de gauche?

Pierre-André Taguieff : Je ne crois pas que les mobilisations se couvrant du mot “indignés”, en Espagne ou en Grèce, soient “spontanées”. Elles ont trouvé leur modèle dans les manifestations de masse qui, dans certains pays du Maghreb et du Machrek,  ont abouti à ce que le monde médiatique, dans une flambée d’illusion lyrique, a baptisé le “printemps arabe”.

Leur seule originalité a été de s’emparer du vocable mis à la mode par le libelle insignifiant de Stéphane Hessel, le faux co-rédacteur de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Le mot “indignation” est un mot attrape-tout. Il peut être mis à toutes les sauces. Qui n’est pas “indigné” pour telle ou telle raison ? En tout mouvement politique, il faut distinguer la formule oratoire des visées ou des intentions réelles. La formule oratoire des “révoltes arabes” a privilégié les motifs de la “liberté”, de la “démocratie” et de la “justice”, ainsi que la dénonciation de la “corruption”. Leur visée réelle était de chasser l’équipe dirigeante en place (“Dégage !”) : le degré zéro du programme politique, expression d’un rejet accompagné d’un mouvement d’humeur.

Ces prétendues “révolutions” n’ont guère été que des coups d’État, et plus précisément des coups d’État militaires déguisés en victoires du “peuple” ou de la “démocratie”.  Dans les démocraties européennes, pour les “indignés”, il s’agit également de prendre le pouvoir (en s’en tenant au moment négatif : chasser du pouvoir les “corrompus” ou les “voleurs”), mais l’ennemi n’est pas clairement désigné, ni le groupe contestataire bien identifié. Les leaders ne sont pas politiquement crédibles. Le programme est ici encore ultra-minimaliste et tout négatif : contre les “corrompus”, etc.

Le marxo-populiste français Jean-Luc Mélenchon en a formulé le slogan : “Qu’ils s’en aillent tous!” La diabolisation de l’ennemi remplace l’analyse de la situation et la réflexion sur les objectifs politiques. Rien n’est plus pitoyable que le recours des “indignés” grecs aux amalgames de propagande les plus éculés, du type “Nazi-Nazi/Merkel-Sarkozy”.

La nazification de l’adversaire est le nouveau socialisme des imbéciles. On reste affligé devant la misère intellectuelle d’une telle  contestation politique. L’indignation n’est pas une politique, elle illustre la tendance contemporaine à l’impolitique, qui remplace la réflexion politique par un moralisme sans perspectives ou par des imprécations anticapitalistes relevant du rituel magique. Quant à la stratégie, elle se réduit à cette forme d’expression politique primaire qu’est la manifestation. Une fois de plus, la “colère” du peuple ou des masses est sacralisée. Mais, plus profondément, je crois que ces mobilisations expriment une peur de l’avenir, devenu totalement opaque. Le grand message qu’on entend dans ces rassemblements de victimes de la crise financière, c’est la question sans réponse : “Qu’allons-nous devenir?”.

La question qu’on pose lorsqu’on est pétrifié par le sentiment de vivre une décadence finale. Il s’agit donc moins de revendications que de lamentations, éventuellement accompagnées de violences.  Du misérabilisme plutôt que du populisme.  Des plaintes de “victimes”, plus ou moins rageuses, plutôt que de véritables révoltes. Les déçus du présent y apparaissent en même temps comme des exclus de l’avenir. La vérité de ces mobilisations, c’est le sentiment d’une impuissance totale des dirigeants politiques, emportés par les turbulences immaîtrisables d’une économie financiarisée. Ce qu’on appelle la globalisation, nouvelle figure du destin, sans visage et impitoyable. Aucune réponse n’est plus crédible à la question “Que faire?”. Ce qui est en progrès, c’est le désespoir, soit la passion impolitique par excellence. La haine des “pourris” ou des “voleurs” peut mener à tout. Y compris à une nouvelle forme de dictature, une dictature post-libérale.

Surtout ces derniers temps, “l’Europe de l’extrême droite” ne fait que progresser. Dernier épisode en date : les “Vrais Finlandais”. En France aussi, Marine Le Pen veut respectabiliser son parti. Quelles sont les causes de cette avancée?

Dans les années 2000, on a assisté à la disparition des éléments constitutifs du paysage de l’extrême droite tel qu’il s’était reconfiguré après la Seconde Guerre mondiale. Les “néo-” ont disparu, pour laisser la place à des mouvements ou des partis émergents ne se présentant pas comme des héritiers d’une tradition bien définie.

“Néo-nazi” et “néo-fascistes” ne sont plus que de folkloriques survivances, ayant plus à voir avec la culture “Underground” des années 1960 et 1970 qu’avec le Troisième Reich.  Ce qu’on appelle encore aujourd’hui “l’extrême droite”, par une vieille habitude de langage, rassemble et amalgame d’une façon abusive toutes les réactions plus ou moins convulsives contre la globalisation financière et l’européisation dans un sens postnational. Or, ces réactions vont dans tous les sens : elles peuvent être interprétées comme des “progrès” ou comme des “régressions”, des “résistances” légitimes ou non, des formes émergentes de xénophobie ou des réaffirmations identitaires restant dans le cadre du pluralisme démocratique. Leur fond affectivo-imaginaire est la peur, qui se fixe soit sur le présent (peur de perdre des avantages acquis), soit sur l’avenir (peur de guerres civiles ethnicisées).

La paresse intellectuelle conduit à interpréter négativement toutes ces réactions de masse, à les diaboliser en les réduisant à des expressions d’une “extrême droite” fantomatique, qui serait condamnée par le Sens de l’Histoire. Telle est la grande illusion, héritage du XIXe siècle hégéliano-marxiste. Car il n’y a pas de Sens de l’Histoire : la globalisation va dans tous les sens, et engendre des réactions allant elles-mêmes dans tous les sens.

Le renforcement de l’Europe n’est pas plus probable que son effondrement après disparition de l’euro, accompagnée d’une réethnicisation et d’une reparticularisation généralisées, qui peut jouer en faveur des vieux États-nations mais aussi bien favoriser leur éclatement. Le nouveau Front national dirigé par Marine Le Pen illustre bien les ambiguïtés des nouveaux mouvements nationaux-populistes : dans leur discours idéologique, on trouve autant d’emprunts à l’antimondialisme d’extrême gauche que d’éléments issus des traditions nationalistes. C’est ce qui fait à la fois leur inclassabilité et leur attractivité.  Mais c’est précisément ce qui doit nous conduire à les intégrer dans le jeu politique “normal”.

Que faire?

Les nouveaux populismes identitaires ou protestataires corrompent les démocraties représentatives de l’intérieur. Ils représentent pour elles un défi qu’elles doivent relever avec lucidité et courage. Si la "normalisation" des mouvements populistes ne s’opère pas, les vieux partis de gauche et de droite risquent de perdre ce qui reste de leur attractivité, et de finir par se confondre dans un centre indistinct face auquel s’affirmerait le nouveau camp du "changement" (mot magique aujourd’hui privilégié par tous les démagogues en âge de gouverner), monopolisé par les démagogues "antimondialisation". Ces derniers auront beau jeu de dénoncer la "ploutocratie" internationale ou les oligarchies financières, la "bureaucratie" européiste, etc.

Ce sont là les éléments du nouveau discours de révolte des "damnés de la terre". Que la crise se généralise en se radicalisant, et les nouveaux démagogues qui ne manqueront pas de surgir – la nature politique ayant horreur du vide -, se présentant comme des sauveurs, risquent de séduire les foules désemparées. Or, ces démagogues n’auront d’autre légitimité que celle qu’ils tiendront de leurs chasses aux responsables présumés des malheurs de leur "peuple", chasses aux sorcières prenant la forme d’appels à la guerre civile ou d’engagements dans des guerres régionales. Fuite en avant dans le chaos.

L’ironie de l’Histoire pourrait alors prendre le visage du tragique. Mais qui pouvait croire que la marche de l’Histoire ressemblait à celle d’un fleuve tranquille ?

[Première partie de l'entretien: Qui sont les anti-juifs d'aujourd'hui ?]


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