Polémique Éva Joly : miroir déformant de la France<!-- --> | Atlantico.fr
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Polémique Éva Joly : on discrédite la personne pour se dispenser d’argumenter sur le fond.
Polémique Éva Joly : on discrédite la personne pour se dispenser d’argumenter sur le fond.
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Défilé 14 juillet

Retour sur la polémique "Eva Joly - 14 juillet" et coup de gueule de l'écrivain franco-allemande Béatrice Durand qui défend la candidate écologiste. Selon elle, "tous ceux qui réagissent à sa proposition se contentent d’exprimer leur indignation, leur « tristesse », voire leur mépris, sans argumenter sur le fond".

Béatrice Durand

Béatrice Durand

Béatrice Durand est enseignante et écrivain.

Elle vit depuis 1990 à Berlin et possède la double nationalité française et allemande.

Elle est notamment l’auteur d’ un essai sur le quotidien allemand, Cousins par alliance. Les Allemands en notre miroir (Autrement, 2002) et, récemment, d’une critique du discours républicain français La Nouvelle Idéologie française (Stock, 2010).

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La proposition d’Eva Joly de remplacer le défilé militaire du 14 juillet par un défilé citoyen est une proposition éminemment politique. Qu’elle est « politique » signifie que cette proposition se discute. Or tous ceux qui réagissent à sa proposition se contentent d’exprimer leur indignation, leur « tristesse », voire leur mépris, sans argumenter sur le fond. Ce faux-pas monumental, ce crime de lèse-majesté nationale aurait une cause : Eva Joly n’est pas une Française pur sucre pur fruit.

Halte aux attaques ad hominem !

En rhétorique, c’est ce que l’on appelle un argument ad hominem : on discrédite la personne pour se dispenser d’argumenter sur le fond. La double nationalité d’Eva Joly expliquerait à la fois son incompétence culturelle et sa déloyauté potentielle, la nationalité acquise souffrant du partage avec la nationalité d’origine. L’argument ad hominem a malheureusement la réputation d’être un argument en dessous de la ceinture, c’est l’argument de ceux qui ne font pas l’effortde croiser le fer sur le contenu.

L’un des rares arguments véritablement politique en faveur du maintien du défilé qu’il m’a été donné de lire jusqu’ici est qu’il symbolise la soumission, de règle dans une démocratie, du pouvoir militaire au pouvoir civil. C’est un argument intéressant. On pourrait en envisager d’autres: la commémoration de la première journée révolutionnaire, la possibilité d’associer d’autres pays européens ou africains, la nécessité de rappeler à la société le coût matériel et humain d’une force armée, etc.

Inversement on pourrait apporter des arguments pour défendre la proposition d’Eva Joly : la démonstration de force militaire ne correspond pas à l’image qu’une démocratie devrait vouloir donner d’elle-même ; la représentation symbolique de la nation qu’est le défilé le jour de la fête nationale ne devrait pas se réduire à sa seule composante militaire, etc.

Les dérapages des anti-Eva Joly

Quoi qu’il en soit : cela se discute, sur le terrain du débat politique. Au lieu de quoi ses adversaires politiques prennent des mines dégoûtées et attaquent sa personne. La réaction la plus honteuse est celle d’un député UMP membre de la Droite populaire (Lionel Luca) qui se demande ce qu’aurait fait une Eva Joly bi-nationale en 1944 ou 1945. Comme si le fait d’être français de naissance et d’authentique culture française avait protégé de la tentation de la collaboration ! Faut-il rappeler que dans la Résistance il y avait beaucoup d’étrangers ? Voilà pour la loyauté, qui n’est pas une question de passeport.

Et qu’est-ce que c’est que cette substance mystérieuse, la « culture française », qui ferait défaut à Eva Joly ? Nos politiques confondent d’abord culture et patriotisme béat quand ils exigent une allégeance affective de principe, irréfléchie, j’allais dire irrationnelle, aux traditions françaises. La « culture française » consisterait à communier dans le culte de la tradition. Or, en démocratie, régime dans lequel les acteurs sont censés se déterminer rationnellement, tradition n’est pas raison. Le fait d’être acculturé dans un milieu donné (une nation, un groupe professionnel, un groupe de toute nature) n’interdit pas de le critiquer, ni même de le provoquer.

Mais que signifie au juste "culture française" ?

La culture n’est pas non plus un déterminisme comportemental insufflé à l’individu au berceau comme un don des fées. La culture s’acquiert. Cela fait même partie de sa définition, c’est ce qui l’oppose à la nature. N’en déplaise à Marine Le Pen, avoir la nationalité d’un pays à la naissance (par filiation) ne dispense pas d’acquérir la culture de ce pays, car la culture n’est pas consubstantielle à l’individu. On l’acquiert dans tous les cas : d’abord dans le creuset familial quand on l’a par filiation, par l’école, la socialisation professionnelle et la socialisation tout court quand on l’acquiert par naturalisation.

On notera au passage l’intéressant phénomène sémantique qu’est le retour dans le discours de la « naissance », terme qui fleure bon l’Ancien régime : jadis privilège intangible de classe, la naissance ne sert ici que d’euphémisme à « race », terme devenu incorrect.

Or la culture n’a rien à voir avec la race, c’est bel et bien une compétence, une compréhension de la société dans laquelle on vit – qui s’acquiert. Si on en acquiert une, on peut aussi en acquérir d’autres, comme on peut être bilingue. Alors, incompétente en matière de francité, Eva Joly ? C’est tellement absurde !

Les Français perdus dans leur bocal

On ne peut pas déclarer culturellement incompétent quelqu’un qui a été juge – et quelle juge ! –  pendant des décennies. Eva Joly connaît non seulement les arcanes du système judiciaire français, mais aussi tout ce que sa position de juge lui a permis de connaître de la société française, ses zones d’ombre et de souffrance. Tous les Français dits « de souche » ne peuvent pas en dire autant.

Eva Joly connaît aussi la culture française pour une raison qui n’a sans doute jamais effleuré les patriotes grandiloquentsqui nous gouvernent ou aspirent à nous gouverner : elle la connaît précisément parce qu’elle vient d’ailleurs. Ceux qui connaissent le mieux un pays et sa culture ne sont pas toujours les poissons rouges qui nagent depuis toujours dans le bocal. Ceux-là n’ont peut-être même pas conscience que ce bocal a des parois. Elles sont trop transparentes, invisibles à qui ne s’y est jamais frotté. C’est l’avantage de ceux qui ont changé de pays, par amour ou parce qu’ils ont dû s’exiler. Ils sont dans la position de Rica et d’Usbek, les héros des Lettres persanes de Montesquieu, sortis de leur bocal pour s’étonner et provoquer les poissons d’un autre bocal.

Bi-nationalement vôtre, Eva Joly.

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