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Pire que les éditeurs de presse 
à scandales : la tyrannie du public !
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Obscènité

Rupert Murdoch est attendu, le 19 juillet, par les députés britanniques, afin de témoigner sur la vaste opération d'écoutes illégales menées par son ancien journal, News of the World. Les journalistes et les patrons de presse sont-ils les seuls fautifs ? Qu'en est-il du public qui achète la presse à scandales ?

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Accès au casier judiciaire, au dossier fiscal, au compte en banque, au dossier médical, à la messagerie téléphonique : les méthodes inquisitoriales de la presse britannique - dévoilées à l’occasion de l’affaire des écoutes téléphoniques commanditées par le tabloïd News of the World  - placent sous surveillance et mettent à nu les individus aussi sûrement et efficacement que le ferait la police secrète d’un Etat totalitaire. On dira sans doute chez nous que les excès des tabloïds anglais ne concernent pas les médias français – et il est vrai que le scandale du News of the World constitue un excellent contrepoint au procès qui leur fut intenté à l’occasion de l’affaire DSK. Il n’est toutefois plus rare, en France, de rencontrer, y compris dans la presse dite « de qualité », la diffusion de SMS personnels ou la transcription de conversations privées mises sur écoute à l’insu des protagonistes.

Ne nous y trompons pas : si le News of the World a fait scandale, ce n’est pas en raison de sa propension à violer la vie privée des personnalités, ni pour les pratiques illégales qui en sont la condition de possibilité. Ce qui a choqué le public, réalisant soudainement et confusément que tout un chacun pouvait être un jour victime de l’espionnage médiatique, c’est que l’on soit allé jusqu’à pirater le portable d’une jeune fille assassinée.

Il a fallu une forme extraordinaire d’obscénité pour arracher le public à son voyeurisme ordinaire. Nul doute cependant qu’il ne s’agisse là que d’une parenthèse, et qu’aucun scrupule moral n’enrayera le progrès de l’inquisition médiatique. Car l’instance qui légitime des pratiques telles que le hacking (le piratage de boîte vocale) et le blagging (l’usurpation de l’identité d’une personne), dont on nous explique qu’elles sont désormais entrées dans les mœurs journalistiques, n’est autre précisément que le public - c’est-à-dire vous et moi, personne en particulier, mais les consommateurs de médias en général, c’est-à-dire tout le monde. Le phénomène avait été perçu à l’origine des temps démocratiques par des auteurs tels que Tocqueville et Stuart Mill : dans une société démocratique, la menace principale pesant sur l’individualité n’est plus le pouvoir politique, mais la tyrannie du public, dont les médias ne sont que l’instrument. 

Le feuilleton DSK passionne davantage que la crise de l'euro

Nous avons changé d’époque. L’ère de la propagande et de la censure, de la manipulation de l’information par le pouvoir politique est derrière nous. La « mediaparanoïa » n’est plus qu’une illusion liée au retard de la conscience sur le mouvement de l’histoire. Une illusion qui permet cependant aux médias de se désinhiber afin de se soumettre sans restriction à l’impératif de la transparence, c’est-à-dire à l’exigence de satisfaire – pour le meilleur et pour le pire - toutes les curiosités du public. Celui-ci règne désormais en maître absolu, exerçant son empire à travers la fameuse « dictature de l’audimat », dans un contexte marqué par l’abondance, la pluralité et la concurrence exacerbée des médias, ainsi que par la vulnérabilité économique spécifique de la presse.

Bien entendu, il faut le rappeler, au-delà de l’analogie : cette « tyrannie du public », libérale et démocratique, est infiniment préférable à celle des Etats totalitaires. Il n’en demeure pas moins qu’elle constitue la principale force qui aujourd’hui menace le droit de l’individu – le droit à la protection de la vie privée des personnes, mais aussi de leur dignité et de leur honneur. Le problème est que l’on ne peut imaginer opposer au public un contre-pouvoir – le seul contre-pouvoir efficace étant le système médiatique lui-même, lequel constitue justement son bras armé. Le seul remède à disposition, outre la digue du droit, réside donc dans la faculté d’autoréflexion et d’autoéducation du public. 

Par-delà toute considération morale, il nous faut prendre conscience que la tyrannie du public, l’impératif de la transparence et l’inquisition médiatique sont définitivement au cœur de notre monde social et politique. Le feuilleton DSK passionne davantage que celui de la crise de l’euro, c’est un fait. Nous vivons dans un monde complexe où la compréhension des enjeux les plus vitaux demande toujours plus de temps et d’effort mais où, paradoxalement, la logique médiatique, qui est celle du public, privilégie le buzz sur les polémiques insignifiantes ou sur la vie et le destin des personnalités. Il revient à chacun, consommateur ou producteur d’informations, de résister à cette mauvaise pente. En cela consiste peut-être aujourd’hui la vertu civique majeure, si l’on considère le risque – généré par toujours plus de simplisme médiatique dans un monde toujours plus complexe – de voir la vie politique démocratique se vider de toute substance.

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