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Zahia face aux coincés
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Zahia D.

Ce qui devait n'être qu'une interview de Laurent de Sutter sur le personnage people de Zahia s'est transformée de façon un peu inattendue en portrait de notre époque. A travers "l'affaire Zahia", cet éditeur décrit la société "la plus répressive de l'histoire", et répond ainsi au texte de Jacques de Guillebon sur "la nouvelle Eve".

Laurent de Sutter

Laurent de Sutter

Laurent de Sutter est écrivain et éditeur. 

Passionné de cinéma, il dirige la collection "Perspectives Critiques" aux Presses Universitaires de France. Il vient de publier Théorie du trou aux éditions Léo Scheer. 

 

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Atlantico : Que penser du parcours de Zahia, de personnage de la presse people jusqu'au monde de l'art ?

Laurent de Sutter : A mon sens, ce que l’on peut appeler l’"affaire Zahia” doit avant tout être considérée comme un fait divers métaphysique. Par là, j’entends qu’il s’agit d’une affaire concernant la différence entre le grand et le petit – la différence entre le type de grandeur qui nous importe, et celle qui ne nous importe pas. Or, s’il est une chose que l’histoire de la métaphysique nous enseigne, c’est bien que la plus importante grandeur qu’il nous est permis de considérer est celle de la beauté – et que cette grandeur concerne avant tout les images, qui en sont le véhicule exclusif : il n’y a pas de beauté sans image. Si vous voulez, l’affaire Zahia est une sorte de débat sur la manière dont nous nous débrouillons, au cœur de notre vie, avec les images de la beauté – quelles que soient celles-ci par ailleurs. C’est la raison pour laquelle je ne crois pas qu’il existe un hiatus entre la manière dont la presse people traite les images, et celle propre au monde de l’art – disons, entre le « scandale » Zahia, et sa récupération « artistique » par Pierre & Gilles, ou, sur un mode plus « publicitaire », par Nick & Chloé ou Greg Williams. Je crois que les images sont indépendantes des milieux dans lesquels elles sont produites : elles se contentent de passer dans l’un à l’autre sans être touchées par les exigences utilitaires qui poussent à en faire usage. Ce qui peut y avoir de répugnant dans une image sera pareillement répugnant en couverture d’un magazine ou aux murs d’une galerie d’art – et inversement. Statuer sur le type de beauté à l’œuvre dans l’affaire Zahia est donc indépendant du parcours qu’a connu celle qui est à l’origine des images qu’elle a suscitées : c’est bien de sa beauté propre dont il est question – de sa beauté comme être d’image. Zahia est-elle belle – non pas ici ou là, mais absolument ?: voilà la question métaphysique que pose son apparition au milieu du théâtre de nos fantasmes, de nos rêves et de nos désirs.


Vous êtes l'auteur de "Pornostars" : comment interpréter le personnage de Zahia du point de vue du rapport plus général de notre société au sexe ?

J’ai tendance à croire que nous vivons dans la société la plus sexuellement répressive de l’histoire – à côté de nous, me semble-t-il, les Victoriens était d’une liberté étourdissante. Il y a quarante ans, Michel Foucault s’était permis de formuler une hypothèse similaire – mais avec beaucoup plus de prudence que moi. Disons que l’époque a fait son travail : ce qui était obscur et indicible pour Foucault est devenu limpide et évident pour nous. Mais si nous vivons dans une société sexuellement coincée, c’est pour de toutes autres raisons que celles qui seraient liées à l’existence d’une police des corps, des mœurs ou des esprits. La police dont il est question aujourd’hui est une police qui n’a rien à voir avec la manière dont nous baisons – et tout, en revanche, avec les rêves dont nous les investissons : c’est-à-dire, encore, avec les images. De même qu’il est possible de dire que les images ne doivent rien aux lieux dont elles émanent, je crois qu’elles ne doivent rien non plus aux significations qui les y investissent. C’est pourtant très exactement ce que nous ne cessons de faire : nous ne cessons d’investir les images avec des significations qui n’ont aucune relation avec elles – et qui, au contraire, ne font qu’exprimer les faiblesses de nos désir (ou, si l’on préfère, de notre désir). Car, quoi que les philosophes, depuis Platon, ont pu dire, il n’est pas de beauté qui ne donne lieu à désir – et donc pas d’image qui ne soit la source de notre désir de beauté. Nous ne désirons que des images. C’était une des plus grandes leçons de la psychanalyse (du moins, celle de Lacan), mais, hélas, une de celles que l’on a le moins entendues. Dans le cas de l’affaire Zahia, c’est cette incapacité à accepter à la fois l’innocence dépourvue de toute signification des images que nous en avons vues, et l’impuissance du désir que celles-ci faisaient naître chez nous, qui a été la source de l’excitation que l’on sait. Cette excitation, en effet, était une excitation bavarde, du même type que celle que l’on retrouve dans les cafés lorsque les hommes parlent de femmes – des bravades grotesques dissimulées sous les atours d’une casuistique interprétative. L’excitation crée par l’affaire Zahia n’était que cela, au fond : une excitation de l’interprétation, de l’invention de significations superflues (« elle n’a fait ça que pour l’argent – ou pour la gloire, ou pour le pouvoir, etc. »), visant à nous obscurcir la lumineuse vérité – que, cette Zahia (ou plutôt, les images que nous avons d’elle), elle nous fait bander. Il n’y a rien de grave, ni de honteux, à cela, puisqu’il s’agit d’images innocentes de toute signification – mais nous nous sommes tout de même arrangés pour faire en sorte que cela le soit : médiocre et honteux. Voilà le véritable scandale, le point où l’affaire Zahia révèle la vérité puritaine de notre époque :l’innocence, désormais, nous est source de honte. C’est plutôt pathétique, non ?


Notre société est-elle plus tolérante ou avons nous perdu tout repère et finalement si tout se vend et tout s'achète pourquoi pas son cul ? En quoi est-elle un symbole ?

Je dirais que notre société est à la fois plus intolérante que jamais – et plus saturée de repères que jamais. Nous vivons dans une société de l’obsession. C’est-à-dire : dans une société pour laquelle tout est occasion à invention de nouveaux repères permettant d’éviter la rencontre avec ce qui se produit et se qui se vit (à commencer par nous-mêmes). A mes yeux, l’argent n’est pour rien dans cette histoire – il y va plutôt, comme je l’ai dit, de la métaphysique propre à notre rapport à nous-mêmes et autres. C’est de cela dont l’affaire Zahia est, non pas le symbole, mais, disons, le cas : une occasion de voir à l’œuvre la triste manifestation du fait que nous préférons toujours les réponses aux questions – ou les significations aux images. Je peux le comprendre. Après tout, les significations, quelles qu’elles soient, sont toujours rassurantes : elles permettent de s’oublier dans des certitudes qui nous tiennent chaud – pour le dire de manière grossière : qui donnent un sens à la vie. Mais pourquoi une image devrait-elle donner un sens à notre vie ? Ou plutôt : pourquoi regarder une image devrait-elle être la source d’une inquiétude quand au sens que nous prétendons donner à notre vie ? Avouez que c’est carabiné : une image de femme nue, d’une exquise vulgarité, apparaît – et aussitôt une vague de commentaires angoissés se lance à l’assaut de ce que Philippe Nassif appelle la « médiasphère »… Cela me fait un peu penser à Teorema, le grand film de Pasolini : Zahia ressemble à cette espèce d’ange qui, pénétrant dans la vie quotidienne surprotégée d’une famille bourgeoise, et y apportant le délicieux poison de la beauté, en expose l’absolu malheur – l’impossibilité d’accepter le désir que celle-ci a toujours suscité chez eux. C’était la thèse que je défendais dans Pornostars à propos des starlettes du cinéma X : les significations que nous imposent aux images qu’elles nous proposent ne révèlent jamais rien d’autre que notre propre générosité ou notre propre médiocrité à leur égard. En ce sens, les images sont proprement angéliques, comme le personnage de Teorema : elles sont les intercesseurs qui nous relient à la vérité – bonne ou mauvaise – de notre regard, donc de notre être.

Les stars people ont-elles remplacé les stars de cinéma ?

Les stars resteront toujours des stars – qu’elles s’appellent Jésus, Rita Hayworth ou Lady Gaga. Pour le comprendre, il faut rappeler une importante théorie du bouddhisme Mahâyâna : la théorie du Trikâya ou « doctrine des Trois-Corps-de-Bouddha ». C’est une théorie qui stipule la multiplicité des corps de tout être transcendé – suivant son degré d’élévation spirituelle (je préfère dire : métaphysique). A chaque ordre de grandeur sur l’échelle de cette élévation correspond donc un corps particulier : « Corps-d’Emanation » (Nirmâna-kâya), « Corps-de-Félicité » (Sambhoga-kâya) ou « Corps-de-Dharma » (Dharma-kâya). Le « Corps-de-Félicité », en particulier, est un « corps subtil resplendissant » par lequel Bouddha apparaît à ceux à qui il souhaite enseigner – lorsque cet enseignement se fait par des « visions », et non par de simples mots. Eh bien, je crois que l’on peut dire que les stars, aujourd’hui, constituent autant d’incarnations de « Corps-de-Félicité » : ce sont des corps subtils, distincts et homogènes à la fois de ceux qui les portent, qui n’apparaissent que dans certaines conditions – que l’on pourra dire d’enseignement, si l’on accepte que tout, ou presque, peut être source d’enseignement : la télévision, le cinéma, la presse people ou les musées d’art ancien. Sans « Corps-de-Félicité » (disons : sans corps-de-fiction), il n’y a pas de star : il n’y a qu’une rencontre plus ou moins prometteuse avec un individu plus ou moins célèbre.

Lorsque nous nous intéressons aux stars, nous devons cesser de considérer qu’il s’agit d’individus « comme-vous-et-moi », à peine de passer à côté de l’occasion qu’elles nous offrent d’une expérience métaphysique. Mais je n’ai pas de leçon à donner en ce domaine : c’est à chacun de décider s’il souhaite apprendre quelque chose des images – ou bien se contenter d’exercer son ricanement, sous la confortable protection des significations toutes faites que l’on s’est choisies. La seule chose que je ne supporte pas, ce sont les tentatives visant à salir les images ou à salir les stars (c’est la même chose) – c’est-à-dire à essayer de faire croire à la culpabilité des images elles-mêmes, pour mieux nous dissimuler la nôtre. Or, je crois que c’est précisément ce qu’ont fait Pierre & Gilles avec Zahia : d’un côté, ils ont capturé son image, son « Corps-de-Félicité » (disons même : son âme, comme le croyaient les Indiens), à l’aide d’un appareil photo – puis, d’un autre, ils l’ont repeinte, c’est-à-dire recouverte de peinture, en y ajoutant les accessoires faisant d’elle une forme nouvelle d’Eve. Mais, comme toujours chez eux, cette forme nouvelle est en fait une forme perverse – ou l’expression d’une forme perverse sous-jacente. En l’occurrence, celle insistant sur la plus triste des définitions d’Eve : celle par qui le crime arrive. Mais, ce crime, c’est Pierre & Gilles qui l’ont commis.

Quel sera le futur de Zahia, selon vous ?

Vous savez, je crois qu’à la question : Zahia est-elle belle absolument ? – j’ai envie de répondre : « Oui. » Oui, comme toute image intouchée par la cochonnerie des significations. Ou plutôt : je crois qu’elle l’est dans les images de Nick & Chloé, par exemple – mais pas dans la peinture de Pierre & Gilles, puisque, une fois de plus, leur travail à son égard a été un travail d’imposition de significations tristes sur une image innocente. Dans les images de Nick & Chloé, je crois que Zahia restera éternellement ce qu’elle est. Oui. Je crois qu’elle restera, pour l’éternité, un fantasme.

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