Alstom et la "vigilance patriotique" face au géant GE : la méthode française de protection de nos intérêts stratégiques est-elle vraiment efficace ?<!-- --> | Atlantico.fr
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L’américain General Electrics lorgne du côté du français Alstom Energie.
L’américain General Electrics lorgne du côté du français Alstom Energie.
©Reuters

Paroles, paroles, paroles...

L’américain General Electrics lorgne du côté du français Alstom Energie, pour la plus grand inquiétude du ministre de l'Economie Arnaud Montebourg, qui a déclaré faire preuve de "vigilance patriotique".

Alain Fabre

Alain Fabre

Alain Fabre est Conseil indépendant en Fusions & Acquisitions. Il est aussi expert économique auprès de la Fondation Robert Schuman, de l'Institut de l'Entreprise et du mouvement ETHIC. 

Il a récemment publié Allemagne : miracle de l'emploi ou désastre social?, Institut de l'Entreprise, septembre 2013. 
 

Il a publié pour l'Institut de l'Entreprise L'Italie de Monti, la réforme au nom de l'Europe et Allemagne : miracle de l'emploi ou désastre social

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Atlantico : C'est confirmé, l'américain General Electric a bien des vues sur la filière énergie du français Alstom, soit 73% de son activité, à hauteur de 10 milliards d'euros environ. Le ministre de l'Economie Arnaud Montebourg a convoqué en urgence le PDG Patrick Kron pour s’entretenir  de la question avec lui. Quel est l'intérêt de la France à défendre certaines entreprises, et quels risques court-elle si elle n'y parvient pas ?

Alain Fabre : Défendre ses entreprises pour des raisons stratégiques est parfaitement légitime d’un point de vue libéral. Les Etats-Unis le font, les Allemands, les Britanniques aussi. Pensons aux golden shares de Mme Thatcher qui avait prévu des droits spécifiques, y compris le veto, pour l’Etat à l’occasion des opérations de privatisations. Les exceptions à la règle font partie de ce qui la renforce. Ce n’est pour autant ni du protectionnisme, encore moins du colbertisme comme le soutiennent trop légèrement les Français. Il y a des secteurs comme l’énergie ou la défense qui se différencient d’autres types d’activité, en ce qu’ils mettent en jeu le rôle de l’Etat sur le fonctionnement de l’économie. Au moment de la crise de 2008, il était parfaitement fondé malgré certains égarements du secteur financier, d’éviter la faillite des banques en raison de leur caractère systémique. Il faut éviter en reprenant la formule de Nicolas Baverez la France ne limite pas aux mots de la puissance mais aussi à ses moyens. Dans bien des cas, les proclamations de patriotisme économique sont le masque de l’impuissance et de la défensive. Arnaud Montebourg et le Premier ministre sont dans leur rôle quand ils interviennent dans une opération de cette importance. Mais il faut que l’intervention soit réaliste et crédible. Je crains surtout l’agitation brouillonne, le registre bretteur. Les pouvoirs publics sont légitimes à parler et à agir mais il faut le faire avec des objectifs et des moyens crédibles.

En quoi l’activité d’Alstom Energie est-elle stratégique au point de nécessiter une intervention de l’Etat ?

Alstom fait partie de ces conglomérats industriels construits autour de l’Etat et d’une économie dirigée. Il est au cœur de la spécialisation industrielle française telle qu’elle a été modulée à l’origine par le colbertisme industriel autour de la commande publique. Les turbines à gaz et le ferroviaire font partie des avantages comparatifs français majeurs, une spécialisation voulue et structurée autour de la conception française de la politique industrielle. Les soustraire à un centre de décision peut donc comporter un risque de leur rationalisation ou de leur dilution dans un ensemble où l’Etat et la France auront perdu la main. Alstom comme beaucoup d’autres groupes du même type, ont été construits sur des logiques d’économie fermée. Ce sur quoi le groupe bute mais qui est la condition de sa survie c’est sa projection sur les marchés mondiaux alors que les atouts dans son jeu s’émoussent : le TGV reste surtout un marché français et les turbines à gaz subissent les baisses de commandes de centrales au gaz des grands donneurs d’ordres européens. 

Publicis et Lafarge sont de leur côté sur le point de transférer leurs sièges sociaux à l'étranger à la suite de fusions transnationales, et on se souvient d’Usinor avalé par Arcelor.  Peut-on faire un bilan des tentatives passées d’interventions du gouvernement ? Comment expliquer l'incapacité de la France à garder dans son giron certaines de ses activités les plus stratégiques ? 

Au point de départ, les nationalisations de 1946 puis celles de 1982 ont été justifiées au nom d’impératifs stratégiques qui devaient être assurés par la constitution de champions nationaux. Cette logique a vécu le jour où l’on a compris que l’Etat n’avait pas les moyens de porter à lui-seul le défi de l’internationalisation des groupes concernés. La présence majoritaire de l’Etat au capital était un frein aux alliances internationales. Les privatisations ont suivi mais sans s’accompagner d’une redéfinition de la stratégie industrielle française. Le fond de l’histoire, c’est que l’Etat avait une stratégie industrielle en économie fermée mais l’ouverture accélérée à partir des années 1970 l’a rendue inopérante. De tout ce processus, les grands groupes français anciens champions nationaux sont sortis finalement affaiblis. La liste est longue : Pechiney, Arcelor, Alcatel... Alstom sauvé de la faillite en 2004 par Nicolas Sarkozy est apparu comme une exception à une succession de déconvenues avec la revente avec profit de la participation de l’Etat à Bouygues en 2006. Mais rétrospectivement elle n’empêche pas de devoir rechercher une solution dans laquelle ce sont de grands groupes non-français qui paraissent fournir la solution pérenne. Il y a aussi de belles réussites issus du capitalisme colbertiste : Total en est une, EDF, une autre. Renault s’accommode bien de la présence de l’Etat au capital. Il n’y a donc pas de règle univoque. Encore faut-il rappeler que ces succès reposent sur la constitution de rentes et de monopoles dont les groupes industriels ont du mal à construire en dehors de l’énergie. Ce qui distingue les situations, ce n’est pas l’Etat actionnaire qui est un problème. Ce qui l’est, c’est lorsque l’Etat se même de vouloir peser sur la stratégie industrielle de l’entreprise 

Il est clair qu’Alstom s’inscrit dans un mouvement qui devrait s’accélérer et qui conjugue deux tendances. La sortie de crise et le tassement de la croissance sur les marchés émergents, de même que la restauration de la profitabilité des entreprises et la bonne tenue des marchés financiers sont des phénomènes qui encouragent les grandes opérations internationales de fusions & acquisitions. De l’autre, dans la perspective qui nous intéresse les entreprises françaises du secteur industriel quand elles sont plus petites et moins internationalisées que leurs concurrents, sont dans une position fragile et n’ont pas les mêmes moyens que les leurs pour participer à la compétition mondiale. On peut estimer que les entreprises françaises vont continuer à attirer les grands investisseurs internationaux désireux de participer à la consolidation de leur secteur en position de force. La France comme tête de réseau d’un grand acteur international est devenu un handicap comme l’a rappelé récemment Henri de Castries mercredi dernier dans une interview au journal Les Echos. Dans des groupes qui se portent bien comme Publicis et même Lafarge, d’une certaine manière la France a tout fait pour faire fuir les investisseurs internationaux,  – je rappelle que les investissements directs ont fondu de près de 80% en 2013 – ce qui complique la tâche pour de nos grands groupes qui entendent renforcer leur développement international avec tout ce que cela comporte d’appel à l’épargne mondiale. Pour d’autres comme PSA à la différence de Volkswagen, la France est devenue un lieu inhospitalier pour l’activité industrielle. Je rappelle que la part de l’industrie manufacturière dans l’ensemble de l’économie est au même niveau en France qu’en Grèce (10%) et que la part des exportations dans notre pays en proportion du PIB est légèrement inférieure à celui de la Grèce et très en dessous du niveau moyen de la zone euro. Nous assistons malheureusement à une accélération du processus de désindustrialisation en France.

Comment l'Etat français devrait-il se comporter pour défendre ses intérêts économiques ? Certains exemples à l'étranger ou dans l'histoire pourraient-ils l'inspirer ?

Je crois qu’il faut faire à peu près l’inverse de ce qui a été fait depuis 25 ou 30 ans et qui a abouti à placer les entreprises dans une alternative d’affaiblissement continu ou de cession à des groupes internationaux. Grosso modo les coûts de production des entreprises françaises sont fixés par l’Etat en dehors de tout régulation concurrentielle à un niveau qui les situe au dessus des prix de ventes mondiaux. C’est d’ailleurs la situation d’Alstom dans certains appels d’offres internationaux. La nécessité de coller aux prix mondiaux les conduit à réduire leurs marges, les privant ainsi des moyens de financer une R&D qui permettrait sur le modèle allemand, de desserrer la contrainte des prix par l’innovation et la montée en gamme. Que ce soit du point de vue de la gestion de l’économie ou du point de vue de l’intervention politique ou réglementaire, les Etats-Unis, la Chine ou l’Allemagne dans des styles et des manières de faire différentes, ont une stratégie qui les rend forts dans une économie mondialisée. La France qui avait une stratégie entre 1945 et 1980, très adaptée à une phase de rattrapage en économie faiblement ouverte, n’en a plus dans une économie fortement ouverte où l’innovation est la clé de la croissance.

Mais que peut le gouvernement français en l'état actuel pour défendre ce secteur stratégique de l'industrie française ?

Il y a eu une époque où les groupes français étaient conquérants à l’échelle du monde. Nous sommes dans une phase inverse. Ce qui caractérise la situation des grands groupes français c’est de posséder un savoir-faire technologique du plus haut niveau mais de ne pas avoir les moyens de le valoriser sur les marchés internationaux alors qu’ils sont la condition de leur croissance et de leur pérennité. Notamment leur situation financière comme c’est le cas pour Alstom, bride leur aptitude à saisir leur potentiel de développement mondial. D’où la nécessité de devoir rechercher des alliés fournissant cash et synergies industrielles.

Dans ces conditions, il ne reste à M. Montebourg que le registre de l’incantation. Une intervention de l’Etat à un titre ou à un autre résoudrait peut-être la question de la sortie de Bouygues mais pas celle de la pérennité industrielle et commerciale d’Alstom. Paradoxalement les emplois chez Alstom seront davantage préservés par une alliance industrielle internationale que par une solution franco-française privée ou publique. Je trouve de ce point de vue que le choix de Patrick Kron de rechercher une alliance industrielle du niveau de General Electric témoigne d’une vision stratégique réaliste et ambitieuse. 

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