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Heartbleed, bananes et compagnie : quand le capitalisme se tire des balles dans le pied
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Mode : autodestruction

Entre la marque de voitures Toyota, la banane Cavendish et la faille informatique Heartbleed, aucun rapport selon vous ? Si, celui d'interroger sur les limites d'un système de production parfois trop standardisé et qui s'expose à des dangers.

Atlantico : Toyota vient de rappeler 6,39 millions de véhicules dans le monde pour défaut de conception ; une épidémie de jaunisse risque de toucher l’espèce de banane Cavendish, pratiquement la seule consommée dans le monde occidental ; la faille informatique Heartbleed permettrait à des hackers de récupérer les données, notamment bancaires, de millions de personnes… Ces dysfonctionnements graves sont-ils l’émanation d’un système capitaliste qui, dans une certaine mesure, serait autodestructeur ?

Daniel Tourre : Non. Il s’agit d’événements ponctuels inévitables dans toute activité humaine. Le zéro risque n’existe pas, quelle que soit l’activité.

Il faut aussi s’entendre sur le sens des mots. Le capital, ce sont les outils de production, les biens qui ne sont pas destinés à être consommés mais dont la finalité est de produire. Et c’est parce que nous avons accumulé beaucoup de moyens de production au fil des décennies (trains, grues, ordinateurs, robots etc.) que nous produisons avec la même quantité de travail une quantité de biens de consommations sans commune mesure avec ce que nos ancêtres produisaient.

Le capitalisme peut ensuite avoir plusieurs définitions. Sur le plan économique il s’agit d’un système juridique qui permet l’accumulation de capital. Il existe ensuite des variétés de capitalisme, le capitalisme d’Etat (pour l’URSS par exemple), capitalisme libéral (dans une vraie économie libre) ou le capitalisme de connivence (Moyens de production privés obtenus par la connivence avec le pouvoir politique).

Les accidents industriels peuvent bien sûr se produire dans le capitalisme libéral - comme du reste dans un capitalisme d’Etat, l’URSS a eu son lot de catastrophes - mais avec une composante libérale, il y a un phénomène plutôt vertueux.

Le libéralisme c’est la liberté de produire, mais la liberté sous le règne du Droit. C'est-à-dire en respectant ses contrats et ayant une responsabilité pour les dommages causés. Une incitation très forte pour limiter les accidents industriels. Le système est bien sûr imparfait mais au final Toyota rappellera 6,39 millions de véhicules et il reverra sans doute en interne ses processus de qualité qui ont laissé passer un tel défaut. Cela ressemble davantage à système d’autocorrection que d’autodestruction.

Pascal de Lima :D’une certaine façon oui c’est autodestructeur, et nous sommes dans le sujet : le capitalisme permet-il l’émergence de technologies parfaitement fiables à partir desquelles la confiance peut se déployer ? Ce n’est pas un sujet facile. Si l’on fait l’hypothèse que le progrès technique est nécessairement lié aux technologies, alors la question est la suivante : le capitalisme permet-il un progrès techniquement sans faille reposant sur la confiance ? Le progrès technique par la science de la technique (technologie) peut s’appliquer dans les conceptions de véhicule comme dans la production des bananes comme dans le domaine informatique. Prenons pour notre part l’exemple du numérique.

Prenons l’exemple du numérique. Le numérique pénètre peu à peu tous les aspects de notre existence, accroissant de fait une dépendance de plus en plus absolue à ses outils et à ceux qui les fournissent : après avoir relié les gens aux savoirs, puis les gens entre eux, ce seront demain les objets qui pourront communiquer. La masse formidable des données désormais collectées ne concerna plus seulement les comportements de l'internaute sur Internet, mais bien les comportements réels dans le monde physique. A terme, rien ne sera plus inconnaissable : votre utilisation du réfrigérateur, les lumières que vous allumez, la musique que vous écoutez dans votre salon, vos moindres déplacements (à pied ou en voiture), etc. L'interconnexion entre les mondes numérique et physique qui est la phase à laquelle nous assistons désormais est évidemment riche de promesses pour notre confort. Mesurons-nous cependant suffisamment toute la menace que représente un monde entièrement connecté ? En investissant massivement dans les outils liés à la localisation, en développant les outils mobiles de demain (Google glass par exemple) ou en équipant les voitures avec son logiciel d'exploitation Android, par exemple Google cherche à préempter dès maintenant toutes les interfaces connectées que nous utiliserons pour nous repérer et agir dans le monde physique, segmenter et sélectionner les clients qui tout heureux d’avoir acheté un bien, n’auront même pas conscience qu’ils auront été manipulés. Ceci a aussi un prix : les hackers peuvent aussi plus facilement récupérer des données. On ne peut pas tout avoir. Et si le Hacker a travaillé chez Google, on est presque dans un cas Kerviel. 

D’un autre coté la technologie n’est qu’un élément contributeur d’un capitalisme autodestructeur.Elle n’en est donc pas la seule responsable. La mondialisation est par essence autodestructrice même par la contribution des technologies qui ne forment qu’un élément avec le travail et le capital de ce capitalisme autodestructeur. Par exemple la mondialisation-même porte un nombre considérable d’exemples ou les bienfaits supposés à court terme sont générateurs de conséquences négatives à long terme faute de pouvoir tout contrôler, en particulier les conséquences de nos choix d’investissement pour le dire large. Enfin, dans la théorie, on voit bien dans les thèses néoclassiques comment la technologie appliquée au travail améliore la productivité du travail mais appliquée au capital, elle ne l'améliore pas. La productivité du capital va tendre vers zéro sans parler des profits nuls de la concurrence pure et parfaite à moyen terme et des thèses de Marx…  

Le fait de se reposer sur une seule composante - qui peut provoquer un désastre conséquent en cas de faille - dans une logique de baisse de coûts, met-il en évidence les limites de l’industrialisation de masse ? Est-ce un élément important de fragilisation de l'économie capitaliste ?

Pascal de Lima : D’une certaine façon oui, d’une autre façon non.

D’une certaine façon oui : c’est un point que personne ne veut saisir. Les logiques absolutistes d’abaissement quantitatif unilatéral des coûts, en lieu et place de recherche de revenus par identification des avantages comparatifs et des coûts relatifs dans un environnement mondialisé sont dangereuses pour tout le monde et pas uniquement pour les bas-salaires. On tire tout le monde vers le bas c’est tout. C’est donc dangereux. C’est simple et pourtant ça fait l’objet de controverse en ce moment.

D’un autre coté, il existe un plancher à la baisse des coûts et heureusement, tout le problème est de savoir quel est ce plancher et qui le détermine. La Chine ? L’Europe ? Les Etats-Unis ? Ce qu’on sait pour l’instant c’est que dans certains pays du sud ayant subi une double concurrence des pays de l’Est pour les composants automobiles, de la Chine pour le textile, c’est une désertification totale du pays qui s’est produit. Maintenant des remises en cause structurelles et qualitatives ont à nouveau fait émerger des textiles plus différentiants et des spécialisations reposant sur les avantages comparatifs qui permettent d’espérer. C’est aussi un moyen de se remettre en cause.

Daniel Tourre : La production de masse dans un environnement complexe a sans aucun doute des risques qui lui sont propres et qui sont d’ailleurs étudiés. Mais il s’agit d’une problématique plus générale que le capitalisme libéral. Les services produits par l’Etat sont aussi une production de masse, avec les mêmes risques puisqu’une défaillance concerne aussi un grand nombre de personnes.

Mais là encore, le libéralisme est un facteur de diminution de ces risques : en laissant un plus grand nombre d’individus trouver des solutions puis choisir les meilleures solutions.

Dans le domaine de l’éducation par exemple, une mauvaise décision impacte mécaniquement tous les enfants d’un pays. La méthode globale de lecture a été testée en masse sur tous les enfants scolarisés sans donner des résultats très convaincants. Un système plus libre aurait sans doute limité la casse et permis de rectifier le tir plus rapidement. Avec une clientèle captive, les organisations ont moins d’incitations à corriger le tir suite à un désastre.

On remarque par ailleurs que les domaines qui sont les plus réglementées et les plus protégés sont ceux où des accidents industriels de masse peuvent se produire sans que les pratiques changent significativement. La banque de marché est un univers sur-réglementé (Bâle 2, Bâle 3, etc.) et protégé (Banques centrales et Etats ont de facto soutenu des mégabanques par crainte de faillites en chaîne) ce qui n’empêche pas des accidents industriels. La réglementation, en uniformisant les pratiques de couverture de risque, a un effet de spirale descendante infernale en cas de crise. Le too big to fail a un effet de déresponsabilisation et même de concentration. Les grosses banques moins vertueuses ont racheté aux USA des petites banques plus vertueuses mais moins soutenues. Ce capitalisme de connivence illustre en creux les vertus d’un vrai capitalisme libéral largement absent du monde bancaire.

Ces conséquences néfastes sont-elles inhérentes au capitalisme et à son fonctionnement de départ, ou bien s’agit-il d’une contingence davantage historique ?

Daniel Tourre : Ce n’est pas inhérent au capitalisme mais c’est lié à la production de masse. C’est une immense tâche sur laquelle travaillent d’ailleurs des millions de personne surveillant les risques, les processus de qualité…

Quant au capitalisme libéral, l’accumulation de moyens de production est une excellente chose pour notre prospérité. Le calcul des coûts & profits est un indicateur, certes imparfait, mais un indicateur incontournable pour savoir comment produire en économisant des ressources et des heures de travail sur fond d’une division du travail de plus en plus complexe. Ce cadre est immense pour une grande variété de pratiques et de fonctionnement.

L’équilibre sera surtout de laisser une place plus large à la liberté et à la responsabilité plutôt qu’aux normes obligatoires et déresponsabilisantes, limitant les nouvelles pratiques plus finement adaptées.

Mais il n’existe pas et il n’existera pas un monde sans accident.

Pascal de Lima :Ce système autodestructeur accompagne la naissance de la société de la sélection : les moyens technologiques et de prime abord les modes de raisonnement remettent en cause les fondements des biens publics et les principes d’une société démocratique qui tend alors vers un capitalisme totalitaire et qui le piège de lui-même car la technologie pousse toujours vers plus de technologie et ne résout ni l’inefficience des modèles et des stratégies qu’elle tente de mettre en œuvre, ni l’iniquité inhérente à ses procédures d’allocation. Prenant l’exemple d’un système d’information bancaire.

La technologie d’intégration appelle toujours plus de technologies. A l’égalité face au stockage d’informations, succède l’inégalité de traitement, l’exclusion progressive en aval et le renforcement des avantages pour les clients prioritaires. En effet, ces inégalités auraient tendance à se renforcer avec le temps, en partie à cause des moteurs technologiques utilisés pour analyser les comportements de la clientèle bancaire. Face aux coûts de ces moteurs technologiques, ils pourront de moins en moins être amortis sur certains canaux de distribution. Le dilemme « canal de distribution/coût du canal » devient le triplet sujet/objet/canal de distribution. Un dernier point à souligner mais qui reste corrélé à ce que nous venons de dire, est en fait la restauration d’une forme d’arbitraire ou de totalitarisme face au client en restreignant les choix possibles.

Pour accélérer le temps, et pour faire face aux asymétries informationnelles liées aux limites cognitives des individus, on implémente des systèmes d’information plus rapides que l’intelligence humaine et qui réduisent ainsi l’homme à la répétition d’une procédure argumentaire stéréotypée fondée sur l’interprétation objective des scores, des signaux et des limites. C’est une victoire historique du système d’information sur l’homme. Ce dernier semble le devancer le réduisant à l’interprétation ci-référencée.

Nous n’aurions pas évalué à un certain moment donné de l’histoire les états sociaux souhaitables ainsi que leurs conséquences d’un point de vue moral. Nous entrons donc involontairement dans l’ère du capitalisme-système d’information ou capitalisme disciplinaire impulsé par le secteur bancaire : régime économique dans lequel le champ des possibles concernant les projets de vie des clients-citoyens dépend de leur capacité d’initiative dans la circulation des marchandises et de leur capacité à accepter une procédure argumentaire stéréotypée fondée sur l’interprétation objective des scores, limites ou signaux, procédure qui accompagne et oriente aussi la régulation du capitalisme.

Ce concept a été créé dans un contexte où la création de valeur et la rentabilité économique et financière sont subordonnées à l’implémentation d’un système d’information facteur d’accélération du temps et d’homogénéisation de la disponibilité spatiale des scores, des limites et des signaux, mais aussi des services clientèle s’y afférents qui permettent la satisfaction immédiate des désirs qui pourraient être exprimés, en théorie, au travers de l’indice de biens premiers et des attentes légitimes au sens de Rawls. A l’ère de la création de valeur succèderait donc l’ère du « capitalisme-système d’information » impulsée par le secteur bancaire.

Cette forme d’arbitraire est rendue possible par une maîtrise du dialogue, de l’argumentation, et des systèmes d’information. Selon Enzo traverso « le totalitarisme appartient aux sociétés de masse moderne. Il est l’avatar pervers de l’âge démocratique, il ne peut s’affirmer qu’en détruisant la démocratie sur le plan juridique, il déploie un dispositif d’embrigadement et d’activation des massesqui impliquent l’avènement d’un conformisme (mimétique) susceptible d’éclipser sans supprimer formellement la société des individus (licenciements massifs dans la banque de détail, crises de confiance localisées et défiances) », puis Leo Strauss d’ajouter que « la tyrannie d’aujourd’hui contrairement à la tyrannie classique dispose de la technologie et de la science. En voilà les attributs qui lui permettront de se transformer en appareil de domination ». Á l’échelle mondiale, Aglietta et Orléan précisent que « les forces mises en mouvement par les technologies contemporaines conduisent à une globalisation des processus économiques qui pénètre beaucoup plus les espaces nationaux qu’elle ne l’a fait par le passé », et « le code des signes est totalitaire. Il dissout toute les contradictions, fait glisser indéfiniment le sens des objets et enchaîne les sujets à un mouvement qui les dépasse… …derrière cette apparence lisse (de la monnaie) se cachent des forces considérables qui peuvent broyer les individus et les Nations ». Enfin, John Rawls précise que « même en insistant bien sur la priorité des libertés de base et de la juste égalité des chances, il n’y a pas de raison pour que cette reconnaissance soit définitive… … car il faut prendre en compte aussi les exigences de l’organisation et de la technologie ». John Rawls, 1972.

Enfin ce système a une particularité qui se manifeste par le retour d’un modèle d’organisation scientifique du travail d’un nouveau genre : les technologies appellent toujours plus de technologies, avec l’ensemble des systèmes d’information intégrés, c’est un nouveau système qui supplante le précédent, mais à la différence d’autres époques, la période qui s’ouvre est à notre avis inéluctable, et « de retour en arrière il risque de ne point y en avoir », car la recherche permanente de l’efficience par la technologie est un processus en chaîne et enchaîné. L’équité renaissante passerait alors par une meilleure compatibilité de la technologie avec les principes de la mutualisation traditionnelle des risques, mais la technologie semble propulser une tendance inéluctable vers le processus de segmentation-sélection toujours plus contraignant, et dont les impacts sur le risque de système pourraient aussi aller en s’accroissant même si les probabilités d’occurrence des risques semblent pouvoir être maîtrisées. En ce sens, il nous semble difficile de ne pas penser à l’idée d’une contribution des banques à cette organisation scientifique de la relation-client d’un nouveau genre, où le capitalisme généré se piégerait de lui-même puisque ce pour quoi il court (la reconnaissance sociale) est précisément ce pour quoi il échoue (le risque de système) et fait échouer les autres (l’exclusion bancaire).

Comment lutter contre ce type de dérives ? Face à une standardisation des produits et des moyens de production, vaudrait-il mieux revenir à plus de diversité ?

Pascal de Lima : Oui et non.

Oui plus de diversité permettrait de mutualiser les intérêts de tous les consommateurs en pratiquant une péréquation tarifaire compatible avec les principes de la sociale-démocratie. Moyennant une régulation sécuritaire on peut espérer voir naître plus de confiance.

Mais d’un autre coté c’est le renouveau et la spécialisation tirés d’avantages comparatifs doit permettre de faire renaître un nouveau capitalisme. Dans ce cadre, se détacher du capitalisme actionnarial et faire émerger des systèmes de production fondés non pas sur les profits relatifs à son concurrent ou entre filiales mais sur la mutualisation de profits positifs devraient permettre aussi de faire émerger plus de confiance. Comme ce système est aussi compatible avec une régulation sécuritaire où par exemple les Etats auraient en charge les audits et la lutte contre les hackers moyennant des sanctions financières importantes, alors, on aurait là un système plus juste. 

Daniel Tourre : Peut-être qu’un jour des ingénieurs en processus de qualité observeront qu’une moindre standardisation des pratiques au sein d’une même organisation est un facteur de diminution des risques. Nous verrons bien…

Cela étant, sans les attendre, ceux qui souhaitent obtenir des produits moins standardisés (nourriture bio, sur mesure, etc.) devraient pouvoir le faire plus librement. On peut noter que finalement c’est le législateur qui par des lois et des normes obligatoires standardise aussi les produits et force les gens souhaitant expérimenter hors du système à s’y conformer. Un petit producteur de fromage local, et ses clients satisfaits, peut tout de même devoir se conformer à des normes obligatoires inadaptées ou mettre la clé sous la porte. C’est un capitalisme libéral, sans production de masse, avec ses propres risques pourtant, victime de normes étatiques.

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