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L’homme, cet animal rationnel salement attaqué par les neurosciences (non, nous ne sommes pas uniquement les marionnettes de notre biochimie)
©REUTERS/Yuya Shino

Libre-arbitre

Si Aristote estimait l'homme comme un "animal raisonnable", les neurosciences viennent, d'après Sam Harris, de démentir l'ensemble de sa pensée à ce niveau. En effet, cet aspect purement scientifique permettant d'expliquer les mécanismes du cerveau pourrait ouvrir la voie vers une compréhension des raisons qui nous poussent (ou non) à croire en une forme quelconque de spiritualité. L'homme ne serait donc plus un être rationnel, mais une simple marionnette de sa propre biochimie.

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet est psychiatre, ancien Chef de Clinique à l’Hôpital Sainte-Anne et Directeur d’enseignement à l’Université Paris V.

Ses recherches portent essentiellement sur l'attention, la douleur, et dernièrement, la différence des sexes.

Ses travaux l'ont mené à écrire deux livres (L'attention, PUF; Sex aequo, le quiproquo des sexes, Albin Michel) et de nombreux articles dans des revues scientifiques. En 2018, il a publié le livre L'amour à l'épreuve du temps (Albin-Michel).

 

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Atlantico : Aristote définissait l'homme comme un "animal raisonnable", puisque doué du langage. Pour autant, les neurosciences semblent avoir infligé un sévère camouflet à cette vision. Aux Etats-Unis, suite aux avancées qu'ont connues les neurosciences, la neuro-imagerie a (entre autres) été bannie des procès de peur qu'elle ne dédouane les accusés. Les récentes découvertes sur le fonctionnement du cerveau tendent-elles à réduire la part de libre arbitre dans nos actes ? Sommes-nous comme l'affirme Sam Harris, auteur de Project Reason et spécialiste des neurosciences, des marionnettes de notre biochimie ?

Jean-Paul Mialet : Votre question en comporte deux : l’une concerne la neuroimagerie ; l’autre, Sam Harris. Sur le premier point, je commencerai par faire remarquer combien nous sommes dupes des images. Le psychologue Jean Piaget qui a consacré sa vie au développement de la cognition insistait sur la prégnance du figuratif et la nécessité pour l’intelligence de parvenir à s’en dégager. Les progrès techniques nous ont permis d’illustrer par des images le fonctionnement du cerveau. Or les images, quand elles concernent le cerveau, semblent, pour les esprits naïfs, contenir la clef de tous les mystères. La neuroimagerie n’offre pourtant rien d’autre - et c’est déjà beaucoup - qu’un moyen d’observer l’activité neuronale accompagnant certains évènements psychiques. Si j’écoute un opéra, une exploration de mon activité cérébrale par la résonnance magnétique fonctionnelle (IRMf) indiquera grâce à une visualisation colorée les zones qui participent à mon enchantement. Mais on n’y trouvera rien permettant de comprendre pourquoi je suis mélomane. Autre exemple : imaginons que je sois excédé par un voisin trop bruyant. Si l’on pouvait suivre grâce à un enregistrement en IRMf la façon dont s’active mon cerveau pendant que, dans un accès de rage, j’assassine ce voisin, on constaterait certainement que certaines zones cérébrales sont plus particulièrement sollicitées, notamment celles spécialisées dans le traitement des émotions, les décisions, les exécutions de programmes moteurs. Y trouverait-on une explication de ma conduite ?

Venons-en maintenant à Sam Harris. Cet auteur s’est illustré aux Etats-Unis pour ses positions résolument athéistes. Toute religion est selon lui dangereuse car elle maintient l’homme dans l’ignorance et  qu’elle pousse à des affrontements. La religion ne serait qu’une réponse à un besoin cognitif : le besoin qu’a l’esprit humain de disposer d’une explication. Mais les explications évoluent avec les découvertes scientifiques et les religions également. On ne croit plus aujourd’hui à Zeus : question de contexte. Or, nous disposons aujourd’hui  d’explications scientifiques suffisantes pour abandonner les croyances irrationnelles. Après avoir couru le monde, Harris s’est lancé sur le tard dans des explorations neurocognitives de la croyance à l’aide de l’IRMf. Etudiant l’activation cérébrale qui se développe lorsqu’on doit  juger des affirmations concernant de nombreuses formes de connaissance, il constate que le jugement du vrai s’accompagne de l’activation d’une zone différente du cerveau que le jugement du faux.  Puis il se concentre sur les affirmations religieuses en comparant croyants et non croyants et découvre que les zones activées par les jugements religieux diffèrent en de nombreux points de celles qui sont concernées par les jugements neutres. Sans aller plus loin dans le détail, notons que Harris n’a pas eu la preuve par ces expériences de neuroimagerie que les croyances religieuses n’étaient pas fondées : il a simplement constaté qu’elles s’appuyaient sur des circuits de nature différente que les jugements neutres. En fait, s’il s’est livré à ces expériences, c’est bien parce qu’il croyait qu’il ne faut pas croire. Mais la science, dans son cas, n’a rien démontré. Elle ne l’a pas non plus délivré de sa foi…

Biochimie et libre arbitre s'opposent-ils forcément ? Comment fonctionne la raison ?

La biochimie fournit une description des enchaînements de causes à effets chimiques qui se produisent à l’intérieur du corps au long de la vie. Tout comme la neuroimagerie, elle traite du"comment ?de la machinerie organique et non du "pourquoi ?". Certes, on sait aujourd’hui que la chimie cérébrale contribue étroitement à la transmission des informations à l’intérieur du cerveau. Mais le  libre arbitre n’a pas de rapport avec la circulation des informations dans le système nerveux. Il faut éviter d’adopter sur ce point une vision simpliste, déformée par les phénomènes observés dans certaines maladies mentales comme, par exemple, la dépression. D’abord, leur connaissance reste très imparfaite. Ensuite, les modifications de la chimie cérébrale qui accompagnent certaines perturbations du jugement  n’indiquent pas que la chimie, quand tout va bien, est responsable de la clairvoyance. Certes, un bon fonctionnement cérébral est une condition nécessaire pour que l’être humain dispose de sa liberté. Hélas, la liberté d’un individu en bonne santé n’a pas que des effets heureux ; le bien et le mal ne sont pas une affaire de chimie. Selon ses goûts, son besoin d’emprise, la place qu’il se donne par rapport aux autres, ou pour d’autres motifs qui ne peuvent pas tous être compris, un individu peut se conduire de façon bonne et constructive ou mauvaise et destructrice. 

Quant à la raison, elle est raisonnable jusqu’à un certain point. Elle ne "fonctionne" pas – ce n’est pas une mécanique –, elle s’impose. Nous naissons avec une capacité à mettre en relation des évènements entre eux, à isoler des causes et des effets et à abstraire des catégories. Le nourrisson, comme l’avaient remarqué Freud et Piaget, se conduit comme un savant en herbe : il observe, fait des hypothèses et teste celles-ci à travers des expériences répétées. La raison, ou plutôt la capacité de raisonner, se manifeste dès nos premiers mois à un niveau sensori-moteur. L’accès au langage change la donne. La raison est donc le produit de nos innombrables expérimentations personnelles, enrichies par celles que nous transmettent les autres au sein de notre environnement. Mais on ne raisonne que motivé – et c’est là qu’intervient l’affectif, l’émotionnel, bref, le non raisonnable. Quelle raison pousse donc Harris à ne croire qu’en la raison, alors que celle-ci se met si souvent au service de la passion ?

En quoi la vision défendue par Sam Harris change la perception de la responsabilité ? Et de l'humain ? Quelle vision de l'humain cette théorie véhicule-t-elle ? Est-il de plus en plus délicat d'isoler les cas manifestes d'irresponsabilité ?

Sam Harris croit en une sorte de mécanique de la raison dont les rouages seraient neurophysiologiques. Mais tout ce qui est déraisonnable n’a pas nécessairement une origine neurophysiologique. Et plus largement, les avancées de la neurobiologie ne conduisent pas nécessairement à une interprétation aussi strictement matérialiste des conduites humaines.

Il se pourrait, comme le dit Harris, que le "raisonnement" religieux aveugle et maintienne dans l’ignorance. Il fut un temps où, comme on sait, les dissections anatomiques étaient interdites par l’Eglise. En ouvrant le corps on a pu découvrir comment fonctionnait la mécanique physique de l’homme et on en a étendu la compréhension. Mais on n’a fait que repousser un peu plus loin le mystère de la vie. Ce n’est pas parce que je connais bien les muscles de mes jambes que je ferai nécessairement un bon footballeur. Après avoir découvert la mécanique du corps, on parvient à pénétrer un peu la "mécanique" cérébrale : on en connait mieux les structures fonctionnelles, les éléments cellulaires et chimiques. Pouvons-nous en déduire quelque chose sur la responsabilité ? Un individu n’est pas plus le produit de son cerveau que Zidane n’est le produit de ses mollets.  En fait, chaque individu s’inscrit dans un mouvement plus large que la matière qui le compose ; il est le produit d’une histoire qui a commencé bien avant lui. Prenant le train en marche, il poursuit pour sa part le chemin des générations qui l’ont précédé en construisant sa propre histoire. Il dispose au départ d’un héritage qui n’est pas que biologique ; il est aussi l’enfant de parents qui portent en eux un passé et des attentes. Cette histoire déresponsabilise-t-elle ? Non, car chacun crée sa vie à sa façon. C’est pourquoi des débuts de vie désastreux mèneront certains au pire et d’autres au meilleur.

Mais revenons aux progrès de la science. En avançant dans la connaissance du cerveau, peut-être découvrira-t-on davantage de facteurs qui déresponsabilisent ; en même temps, on n’en accordera que plus de crédit à la responsabilité de ceux qui n’ont aucun de ces facteurs. En fait,  il existe un mystère du vivant : ce mystère est la capacité du vivant à s’auto-organiser pour s’adapter et survivre. Le phénomène atteint chez l’homme un point extrême du fait de ses aptitudes cognitives. Le progrès des connaissances repousse les limites de ce mystère mais ne l’élimine pas. Face à l’énigme, certains répondent en croyant que tout finira par être expliqué ; d’autres croient que persistera toujours un résidu mystérieux que l’on est en droit d’appeler Dieu ou le hasard (qui, dit-on parfois, serait l’autre nom de Dieu). Dans les deux cas, on ne peut faire que des hypothèses… Après tout, cette incertitude fondamentale à laquelle chacun de nous est confronté  ne devrait-elle pas nous rapprocher et favoriser le débat, plutôt que de nous enfermer dans des dogmes ?

Propos recueillis par Vincent Nahan

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