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Dans l'impasse : l'Europe peut-elle survivre à la modernité ?
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Bonnes feuilles

Il faut être "modérément moderne", et non "résolument", comme le préconisait Rimbaud dans un slogan aussi galvaudé que creux. Et prendre ses distances d'avec cette maladie, la "modernité". C'est ce qu'explique Rémi Brague, dans une série de réflexions incisives sur les notions de Modernité, de Culture, d'Histoire, de Sécularisation, de Progrès... Extrait de "Modérément moderne", aux éditions Flammarion (1/2).

Rémi Brague

Rémi Brague

Membre de l'Institut, professeur de philosophie à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne et à la Ludwig-Maximilians-Universitat de Munich, Rémi Brague est l'auteur de nombreux essais dont Europe, la voie romaine (1992), la Sagesse du monde (1999), La Loi de Dieu (2005), Au moyen du Moyen Age (2008), le Propre de l'homme (2015) et Sur la religion (2018).

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Un fait nouveau caractérise l’époque contemporaine, un fait qui se situe dans le droit fil de l’histoire moderne de l’Europe, mais qui représente quand même un tournant décisif. Le produit à importer est de moins en moins les matières premières, et de plus en plus le matériau humain, à la suite de la crise démographique qui s’est mise en place il y a longtemps, à des degrés divers selon les régions, à commencer par la France du milieu du XVIIIe siècle, et qui a pris un aspect particulièrement dramatique dans les années soixante du XXe siècle. Ce n’est que depuis une dizaine d’années que cette crise est arrivée à la conscience des médias. Le fantasme d’une surpopulation ne subsiste que chez peu de gens. Ceux qui, très tôt, avaient sonné l’alarme et s’étaient fait couvrir d’injures, ou au moins de ridicule, apparaissent désormais comme des précurseurs.

Apparaissent aujourd’hui des statistiques qui font s’inquiéter de la survie même de l’humanité. Quant à l’Europe, la Commission de Bruxelles a lancé l’idée selon laquelle une immigration massive serait nécessaire pour en maintenir le niveau de vie. De plus en plus, l’Europe est appelée à vivre sous perfusion. Et sous perfusion de peuples qui ont gardé des croyances et des pratiques prémodernes. L’Europe ne pourra donc survivre que si le reste de l’humanité n’en adopte pas les usages. Les philosophes de l’École de Francfort avaient ainsi décrit à la fin de la Seconde Guerre mondiale la « dialectique des Lumières » . Elle trouve ici une réalisation concrète : l’espoir de durée du mode de vie moderne réside dans l’échec même de son projet, à savoir élever jusqu’à son propre niveau l’ensemble de l’humanité.

C’est sous cet angle aussi qu’il faut voir l’entrée dans la communauté européenne de nouveaux pays. Qu’une entité politique se forme, puis s’agrandisse par des moyens entièrement pacifiques, c’est dans l’histoire une nouveauté inouïe dont il faut se féliciter. Mais ne soyons pas naïfs et sachons percevoir, derrière l’« Hymne à la Joie », les froids calculs des décideurs : l’élargissement de la Communauté a quelque chose d’une prédation. Les économies avancées espèrent exploiter des réserves de main-d’oeuvre qualifiée à bon marché.

N’ayant aucune compétence en démographie, ni les moyens de parcourir tous les domaines du savoir qui sont impliqués dans les problèmes de population, c’est-à-dire à peu près tous ceux qui ont leur mot à dire sur l’homme, de la psychologie des profondeurs à la sociologie en passant par l’économie et la politique , j’ignorerai ici ces innombrables médiations pour aller droit à ce qui me semble l’essentiel, et qui relève justement de ce déficit anthropologique sur lequel j’ai attiré l’attention un peu plus haut. Il est une chose, et peut-être une seule, que la Modernité ne peut pas faire. Malgré ses indéniables succès, elle n’a pas les moyens de répondre à la question de la légitimité de l’humain . La Modernité s’est rendue capable de produire de la prospérité, de la justice, de la culture, donnant ainsi une réponse pratique à la question de la vie bonne, ou à tout le moins de la « bonne vie » ; en revanche, elle est devenue incapable de dire pourquoi il est bon qu’il y ait des hommes pour vivre une telle vie.

Terminons par une note moins sombre. Il n’est pas impossible que, dans l’Europe du Centre et de l’Est, ou ailleurs dans le monde, des réserves de matériau humain soient encore disponibles. Mais on peut aussi espérer qu’on trouvera quelque part ce qui est bien plus précieux : des réserves, non seulement d’humains, mais de ce qui fait que l’humain est humain, de nouveaux gisements de sens. Nous en avons besoin, car croire à l’Europe ne suffit pas. Voire, comme je l’ai craint au début de ce chapitre, cela pourrait être le comble du nihilisme. Il faut encore bien croire à l’Europe. Et cela n’est possible que si l’on ne croit pas seulement à l’Europe.

Extrait de "Modérément moderne", de Rémi Brague, aux éditions Flammarion, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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