Liberté (et diversité) de la presse ? Comment les médias ont abandonné la détermination de leur ligne éditoriale quotidienne à Google<!-- --> | Atlantico.fr
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Le service Google News est vécu par de nombreux acteurs médiatiques comme une opportunité sans précédents.
Le service Google News est vécu par de nombreux acteurs médiatiques comme une opportunité sans précédents.
©Reuters

La tyrannie des algorithmes

En réussissant à s'imposer comme un faiseur de roi dans la presse en ligne, le géant californien a pu entrer en possession d'une influence démesurée. Course à l'audience, facilité éditoriale et indépendance des médias n'en sont que plus problématiques.

Atlantico : Devenu un outil incontournable pour le référencement des articles en ligne, le service Google News est vécu par de nombreux acteurs médiatiques comme une opportunité sans précédents. Comment ce phénomène impacte-t-il concrètement la production éditoriale des plateformes d'information ? 

Jean-Marie Charon : La question de l’impact de Google sur l’économie de la presse en ligne souligne la principale originalité de l’organisation du secteur de l’information à l’ère du numérique soit le rôle joué par les intermédiaires, que d’aucuns qualifient "d’infomédiaires". En effet à la relation directe entre offreur d’information – public qui caractérise les médias traditionnels, se substitue progressivement un système à trois, dans lequel la position de force est celle des intermédiaires, qu’il s’agisse des fournisseurs d’accès (FAI), des plateformes d’échange, des réseaux sociaux, de certains fabricants de matériel (Apple) et bien sûr des moteurs de recherche, avec la position particulièrement exacerbée en France de la suprématie de Google, pour ces derniers. Ils sont tous issus des secteurs de l’informatique et des télécommunications. Leurs marges sont très importantes avec une tradition de réinvestissement très fort dans la recherche et développement. Ils sont mondialisés, souvent en situation très dominante, voire de monopole. Leur activité c’est le flux et non les contenus qui pour eux jouent en quelque sorte un rôle de vitrine.

Il n’est pas rare qu’un éditeur de presse en ligne voit 50% de son audience être issue des "infomédiaires", les réseaux sociaux restant loin derrière les moteurs de recherche et principalement de Google [Une étude de la fin 2013 situe l’apport des moteurs de recherche à 41%, contre 15% pour les réseaux sociaux, principalement Facebook). Les conséquences sont doubles sur le système d’information, en premier lieu la question du référencement par les moteurs de recherche ou de la recommandation par les réseaux sociaux devient cruciale pour attirer un public suffisant pour intéresser les annonceurs. En second lieu ces intermédiaires ponctionnent lourdement la valeur générée sur le web en attirant une part substantielle des ressources publicitaires (Google bénéficie de la plus forte audience en France (40 308 000 VU en janvier 2014) tout en exploitant les données collectées sur les utilisateurs des sites d’information…

Dès lors au sein de chaque entreprise d’information en ligne la relation entre le marketing et les rédactions se trouvent sensiblement transformée, les spécialistes du référencement devenant des partenaires incontournables des journalistes afin de les guider dans les manières d’organiser, rédiger l’information, voire de la hiérarchiser afin de se voir référencés le mieux possible sur les moteurs de recherche et singulièrement Google. En soit il s’agit d’une influence substantielle sur l’organisation des rédactions et de la production de l’information.

Le référencement par les moteurs de recherche ne relève pas de choix qui pourraient s’assimiler à une logique partisane. Il s’agit du produit d’algorithmes que les moteurs de recherche font évoluer très régulièrement, en même temps qu’ils refusent d’en livrer l’exacte composition.

En premier chef ces algorithmes favorisent les grosses structures généralistes dans la mesure où se trouvent privilégiés la diversité des sujets traités, leur fraicheur, la densité de noms propres, de références de lieux ou de date, etc. C’est dire que tout éditeur se situant davantage sur l’analyse, la réflexion, la prise de recul, un domaine traité plus étroit va se trouver handicapé face à la concurrence des grandes rédactions généralistes, y compris lorsqu’elles reprennent, adaptent la production des grandes agences d’information internationales.

En élargissant à l’ensemble des infomédiaires, avec la place que prennent progressivement les moteurs de recherche, ce handicap s’atténue, les recommandations portant davantage sur l’inédit, l’original, le singulier, le pointu, le spécialisé. Cependant les recommandations ne représentent encore que des volumes marginaux au regard de Google.

Certains types d'informations sont-ils par ce biais privilégiés ? Lesquelles ?

Frédéric Jutant : La plupart des plateformes de presse bénéficie du module Google Actualités (également appelé Google News) pour diffuser leurs articles. Située en haut de la première page de résultats de Google, cette partie "Actualités" capte la plupart des clics sur des sujets d’actualités.

Avec un délai d’indexation très réduit voire immédiat, les sites présents dans Google News peuvent générer des milliers de visites s’ils sortent fréquemment des articles sur tous les sujets chauds ou à la mode.

Aujourd’hui on peut reprocher aux sites de presse et d’actualité de faire la course au trafic au détriment de la qualité même de l’information. Le nombre d’internautes se plaignant de l’évolution des articles de presse relayés est en effet en constante augmentation sur les différentes plateformes d’actualité. En tête des critiques, le manque d’analyse et le manque de professionnalisme de certains journalistes, ainsi que le manque d’intérêt de l’information reprise.

S’il est très difficile de définir la part que représente cette proportion d’articles, il est clair que la tendance de la production éditoriale est aux actualités buzz plutôt qu’aux véritables articles de fond, qui sont finalement rares.
La mort de Paul Walker mérite-t-elle par exemple un article complet dans Le Monde ? Apparemment oui, car c’est aujourd’hui l’article le plus diffusé sur les réseaux sociaux depuis la création de la version web du célèbre journal.

Jean-Marie Charon : Il suffit de surfer sur les home pages des sites d’information pour prendre la mesure de l’uniformisation à laquelle conduit cette nécessité du référencement pour se situer dans la tête des audiences. Sachant qu’en dehors de ces leaders d’audience point de salut au regard des annonceurs et donc de tout espoir d’équilibre pour tout site ayant opté pour la gratuité.

Cette uniformisation porte sur les sujets traités, les hiérarchies retenues à un moment donné et la formulation des informations elles-mêmes. Il est à cet égard intéressant de comparer les choix de sujets, les angles, la tonalité du traitement des sujets entre Lefigaro.fr et Le Figaro imprimé, sachant que leurs publics ne se recouvrent pas complètement. Le même exercice peut-être fait pour tous les titres, avec le même résultat.

Faut-il craindre en conséquence une uniformisation croissante l'information ?

Frédéric Jutant : La mise en avant des actualités dans Google dévoile une tendance tout autre : la réelle concurrence entre les journaux. Si le Figaro en parle, le Monde et le Nouvel obs vont le faire aussi. Tout le monde va partir à la chasse pour obtenir le plus de visites sur son site, peu importe la qualité et / ou la véracité de l’information.

Sans forcément parler d’uniformisation de l’information sur l’ensemble des médias, il semblerait que les objectifs de trafic et de monétisation soient désormais la priorité au détriment peut-être de la ligne éditoriale des différentes plateformes.

Faut-il s'inquiéter de l'influence d'une seule entreprise sur la quasi totalité des plateformes d'informations ? Google peut-il être tenté de tirer profit de cette situation pour "pousser" certains sujets plus que d'autres ?
Jean-Marie Charon : En principe les caractéristiques des entreprises infomédiaires, de taille mondiale, issues de l’informatique et des télécommunications, vivant des flux et non des contenus proprement dit, font moins peser de menace sur le pluralisme de l’information et l’orientation des contenus proprement dit. Et de fait partout de par le monde là où prévaut le pluralisme les grands infomédiaires ne suscitent pas de critiques qui tiendraient à des biais partisans de leur part.

Il n’en reste pas moins que toute position de monopole dans ce secteur peut exposer à un moment ou à un autre à des difficultés. Prenons deux exemples, qui sont autant d’alertes, même s’ils peuvent paraître, marginal pour l’un, éloigné pour l’autre. Facebook et Twitter se sont illustrés ces dernières années en rejetant des images comme attentatoires à la morale, sans faire la différence quant au contexte ou au caractère de celle-ci. "La naissance du monde" de Courbet fut ainsi censurée par Facebook. Dans un tout autre registre, face aux régimes non démocratiques, à commencer par la Chine, les moteurs de recherche américains qu’il s’agisse de Yahoo ou de Google, se montrèrent fort peu résistants aux injonctions du Pouvoir faisant là encore prévaloir la logique de flux et des revenus générés par ceux-ci. Faut-il craindre une docilité comparable de leur part face à d’éventuelles questions de nos gouvernants ?

En septembre 2013, Google France avait lancé un fonds d'aide à la presse de 60 millions d'euros, l'objectif étant de retenir les projets "innovants" en termes de développement d'audience ou de monétisation. Le développeur n'est-il pas finalement en train de remplacer le journaliste en tant que tel à l'ère du numérique ?

Frédéric Jutant : 91% des français utilise le moteur de recherche Google pour trouver une information sur Internet. Malgré quelques initiatives intéressantes comme Qwant ou Duck Duck Go par exemple, Google reste le leader incontesté des moteurs de recherche en France de par son audience et la qualité des résultats fourni.

Je ne pense pas que Google ait un quelconque intérêt à pousser certains sujets plutôt que d’autres. Toutes les évolutions ont globalement été pensées pour l’amélioration de la qualité de la recherche afin que les internautes trouvent toujours plus facilement l’information qu’ils recherchent.

Cependant, le pouvoir de Google n’est pas à négliger ! Rappelez-vous le conflit entre les sites de presse et le géant de Mountain View concernant le "droit voisin". Google avait menacé de retirer l’ensemble des sites de presse français s’il devait payer une taxe équivalente au droit d’auteur pour la récupération de leur contenu par le moteur.

Google avait fini par payer 60 millions d’euros à un fonds de soutien à la presse française. Une bouffée d’air pour les éditeurs qui ferment désormais les yeux et finalement une victoire pour Google qui a pérennisé les pratiques de son moteur de recherche en remboursant à taux zéro les 60 millions d’euros investi avec sa régie publicitaire DoubleClick très largement utilisée par les sites de presse.

Jean-Marie Charon : Le fonds créé par Google sous la pression des éditeurs, Français, mais aussi progressivement européens, souligne bien en effet la question déjà évoquée du déséquilibre entre les intermédiaires mondialisés, souvent monopolistes, dégageant de formidables marges qui leur donnent des capacités considérables de réinvestissement dans l’innovation. N’oublions pas qu’issus de l’informatique et des télécommunications ont dans leur ADN un recours substantiel à la R&D (Recherche et développement).

D’aucuns ont critiqué ou tourné en dérision sur la "taxe Google", limitée en volume et dans le temps. Elle peut apparaître cependant comme un pis-aller face à l’autre mode d’intervention possible des infomédiaires sur les contenus : le rachat pur et simple des fournisseurs de contenus. Jeff Bezos a racheté le WashingtonPost. Fut un temps où AOL contrôlait Time Warner. En France Xavier Niel est présent dans le capital des groupes Le Monde, Nouvel Observateurs et bien d’autres, notamment pure players. En tout état de cause la question d’un retour d’une partie des flux économiques générés et captés par les intermédiaires, vers les éditeurs en ligne se pose et se posera sans doute encore davantage demain.

Quel équilibre doivent finalement trouver les sites d'informations pour s'émanciper d'une telle emprise ?

Frédéric Jutant : Comme beaucoup d’autres sites web, les sites de presse sont monétisés avec de la publicité en ligne (bannières, page interstitielle, vidéo, etc..) pour couvrir d’une part leurs frais de fonctionnement mais surtout pour se générer des revenus.Les régies publicitaires proposant ces encarts publicitaires fonctionnant généralement au coût par clic (CPC) et dans certains cas au coût par mille impressions (CPM), tous les sites ont intérêt à augmenter le volume de visites.

Pour les internautes, le bilan est mitigé avec une multiplication des espaces publicitaires et souvent une détérioration de l’ergonomie de navigation (articles sur plusieurs pages pour générer davantage d’impressions, publicité vidéo en autoplay, liens sponsorisés au cœur des articles, …). Certainement le prix à payer pour un service gratuit ! Et c'est là le coeur du problème si on veut réfléchir plus loin.

Jean-Marie Charon : Dans un paysage extrêmement mouvant il est difficile de dégager des lignes claires qui garantiraient l’indépendance ou l’autonomie de l’éditeur d’information. En principe le développement d’une information payante, à valeur ajoutée, à forte identité permet de concrétiser cette option, qui reste cependant davantage limités à des sites de niches (Médiapart, Arretsurimages). Là encore le défi est de résister à la dynamique générée par les infomédiaires qui via les moteurs de recherche, les portails des FAI, les réseaux sociaux promeuvent des contenus de presse en ligne, gratuits.

Le développement de la mobilité, en pleine explosion, à ce jour favorise des approches par application, titre par titre, sans plus d’intermédiaires. Sauf qu’il est impossible d’ignorer ici la stratégie de Apple, sur les Smartphones et les tablettes, qui prélève une part substantielle des revenus, contrôle seul les données sur les utilisateurs, tout en imposant ses règles concernant les contenus eux-mêmes.

Les dernières avancées techniques en termes d'optimisation éditoriale tendent vers une information de plus en plus différenciée selon les lecteurs. Quels risques une telle approche présente-t-elle ? Quels en sont néanmoins les avantages et comment les préserver des potentiels effets pervers ?

Frédéric Jutant : Contrairement à la presse papier, les presses en ligne peuvent toucher tous les internautes en créant un contenu sur mesure pour chaque audience. Economie, High-Tech, Sport, ou Santé, tous les thèmes sont sur le même site, et on peut avancer que chaque onglet thématique possède son audience propre et ciblée. En effet, les sites de presse sont devenu des portails d’actualité thématique proposant également des services connexes comme la météo, le programme TV, les résultats du loto, ou encore des dictionnaires.

L’avantage pour l’internaute est qu’il peut trouver l’information qu’il recherche directement sur le site, sans forcément passer par un moteur de recherche. Le risque pour la presse est de trop se dispenser et de finir par perdre en crédibilité et en qualité éditoriale à force de vouloir capter du trafic à tout prix.

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