Surfeurs anonymes : comment le numérique a brouillé les identités et la façon dont on les perçoit<!-- --> | Atlantico.fr
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Des gens très éduqués et très intelligents oublient complètement les codes sociaux du web, au motif qu'ils pensent différents des codes sociaux physiques.
Des gens très éduqués et très intelligents oublient complètement les codes sociaux du web, au motif qu'ils pensent différents des codes sociaux physiques.
©Reuters

Papiers, s'il vous plait

Début mars, Yahoo s'est décidé, enfin, à imposer ses propres identifiants pour accéder à certains de ses services. Une nouvelle preuve de l'importance de l'identité sur Internet.

Etienne  Drouard

Etienne Drouard

Etienne Drouard est avocat spécialisé en droit de l’informatique et des réseaux de communication électronique.

Ancien membre de la CNIL (Commission nationale de l'informatique et des libertés), ses activités portent sur l’ensemble des débats de régulation des réseaux et contenus numériques menés devant les institutions européennes, françaises et américaines.

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Atlantico : Sur Internet, le rapport à l'identité est très différent de celui qu'on peut avoir, plus loin des écrans. Comment l'expliquer ? Qu'est-ce qui justifie cela ? Et, concrètement, qu'est-ce qui a évolué, vis-à-vis de notre façon de définir et décliner l'identité ?

Etienne Drouard : Cette différence entre les rapports s'explique d'abord par la distance entre interlocuteurs. Sans le visuel, il n'est pas de rapports d'affinités, d'attitude, d'état d'esprit. Avec la distance, le rapport de confiance est un dialogue avec soi-même, à la différence de tous les langages corporels, qu'il peut y avoir dans les échanges directs entre personnes. En conséquence, on assiste à une forme de sensibilité dans les émotions que ce soit pour s'opposer à quelqu'un ou au contraire trouver des affinités. Cela s'illustre dans le fait de vouloir interagir de manière immédiate sur un sujet. On se croit seul, puisqu'on est physiquement seul, et c'est ce qui explique que des gens très éduqués et très intelligents oublient complètement les codes sociaux du web, au motif qu'ils pensent différents des codes sociaux physiques.

Aujourd'hui, on adopte des stratégies de "pseudonymisation", d'alias, de surnoms, voire d'anonymat apparent, qui libèrent la parole ou ses excès ; le sentiment d'une protection et les excès de ce sentiment.

Le numérique modifie-t-il uniquement le rapport à l'identité chez les utilisateurs d'internet ? Ou touche-t-il aussi des entités plus massives, comme de grandes firmes ou des gouvernements ? Comment s'en servent-elles et pourquoi ?

Le rapport à l'identité chez les entreprises a été transformé sans doute bien plus radicalement que celui des particuliers. De toute façon, les identités des mondes physiques et virtuels ne sont pas comparables : les capteurs de nos interactions ne sont pas les mêmes. Lorsqu'on existe comme une entreprise, au travers d'une marque et des réseaux physiques de distribution ; on a une perception des attitudes des clients qui peut résulter des points physiques de vente, des chiffres liés à ces ventes, de sondages éventuellement quantitatifs ou qualitatifs pour mieux connaitre la perception de la marque… Mais cela aboutit sur une information qui n'est pas traitée en temps réel dans l'entreprise, et sur laquelle peuvent intervenir beaucoup de filtres. Le premier d'entre eux : les priorités de l'entreprise. L'identité numérique permet d'accéder à l'opinion en temps réel, qui est souvent négatif et qu'on peine tout aussi souvent à interpréter au départ. Quand on se met à élaborer une stratégie d'image ou d'identité, on s'expose à l'obligation d'être bon : toute communication peut être critiquée, retournée et contre-productive. On s'expose à une critique directe, mais on communique sur soi, sa marque, ses produits et ses valeurs. Avant, la communication s'axait d'avantage sur les prix, les mètres carrés et l'architecture des magasins. La perception de l'identité a donc beaucoup changé.

On remarque également que, parfois, même face à l'évidence d'une information (telle que les plaques d'immatriculations des véhicules qui sillonnent la Crimée) on va nier le caractère de preuve de celle-ci au motif qu'elle est numérique. Physiquement, sur le terrain, personne n'a fait le lien entre le commandement des troupes et les images qu'on peut voir. C'est évidemment de la communication à caractère de propagande qui consiste à nier la réalité au prétexte qu'elle est numérisée. Ce serait dire que la seule chose vraie, c'est ce que l'on dit et non ce que l'on voit. Il s'agit d'une défense de rupture, comme on dirait en droit des procès, avec l'opinion publique. Quand la Russie ment aux médias, elle parle avant tout aux Ukrainiens Russophones et aux Russes, ce qui est plus important pour elle que de savoir si le reste du monde a compris qu'elle mentait.

Au fond, que représente l'identité sur internet ? Puisque tout un chacun peut la manipuler et la falsifier ? Voir la cacher ?

L'identité sur internet signifie et représente beaucoup moins de choses qui déterminent les rapports sociaux que dans le monde physique. Les stratèges de la protection de la vie privée ont aujourd'hui entre dix et quinze ans. Ils fonctionnent par des stratégies de multi-identités, de pseudonyme, d'alias, d'étalage de photographies, parfois factices, sur les réseaux sociaux. Ils ont des identités, pour faire perdre de la valeur à l'identité qui était jusqu'à présent unique, qui correspondait à un état civil et l'identité d'une personne. C'est une manière de se protéger, et de s'accorder le droit à plusieurs vies, alors qu'elles sont toutes mises à plat dans la durée et dans les cercles sociaux qu'on fréquente à travers un moteur de recherche.

Cette génération a appris et s'est approprié ce savoir seule, spontanément. Sans attendre une protection juridique et sans que la génération qui la précède ai pu lui apprendre quoique ce soit. Ce sont des réflexes de protection spontanés, tribaux, qui sont probablement forgés à la hauteur de la violence des cours d'école. Ils montrent bien que même quand on est une génération spontanée, face à des nouvelles interactions sociales, on n'est pas nécessairement une génération perdue.

Les données représentent également un enjeu économique majeur pour des plateformes comme Google ou Facebook (Yahoo a d'ailleurs fraîchement décidé de rejoindre ce marché-ci). Comment monétise-t-on l'identité sur internet ?

On ne monétise pas une identité en soi. On va analyser des comportements en masse, afin de comparer le comportement d'une machine, à celui de centaines et milliers d'autres machines qui ressemblent à des comportements connus. In fine, on a plus besoin de savoir que l'individu s'appelle Jean Dupont et qu'il habite à telle adresse, mais qu'il a cliqué sur une offre et qu'il est manifestement dans un cycle de consommation qui le poussera à prendre la décision d'acheter ou non entre quatre heures et quatre jours.

Pour ça, il n'y a plus besoin de savoir qui est l'individu, mais ce qu'il veut. C'est pourquoi les données du trafic (mesures d'audience, de fréquentation, de clics, d'interactions) sont devenues bien plus importantes, économiquement, que le nom et le prénom d'un individu.

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