Ukraine : dans quelle mesure l'anti-poutinisme et l'anti-russisme occidental aggravent-ils la situation ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Médias, politiques et intellectuels occidentaux sont quasi unanimes pour critiquer Vladimir Poutine.
Médias, politiques et intellectuels occidentaux sont quasi unanimes pour critiquer Vladimir Poutine.
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Les politiques, les médias et un certain nombre d'intellectuels occidentaux ont fait de la critique systématique de la Russie et de son président un véritable sport. Sans verser dans l'angélisme à l'égard de Vladimir Poutine, on peut s'interroger sur les conséquences de ce mépris sur la géopolitique actuelle.

Pierre Lorrain

Pierre Lorrain

Pierre Lorrain est chercheur indépendant spécialiste de l’URSS et de la Russie. Il est également journaliste et écrivain.

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Atlantico : Médias, politiques et intellectuels occidentaux sont quasi unanimes pour critiquer Vladimir Poutine. Barack Obama avait par exemple refusé de s'entretenir avec le président russe lors du sommet du G20 l'été dernier. La posture actuelle de la Russie vis-à-vis de l'Ukraine et de la Crimée est-elle, au moins en partie, la conséquence d'un mépris généralisé à son encontre ?

Pierre Lorrain : La Crise ukrainienne est bien trop grave pour qu’on puisse l’expliquer, même partiellement, par des considérations d’ego. Il est difficile de considérer qu’un chef d’État puisse renoncer à défendre les intérêts de son pays pour être « sympa » au reste du monde. Ou, au contraire, qu’il les défende pour se « venger » d’un éventuel mépris.

En revanche, Vladimir Poutine a tiré les enseignements des deux décennies écoulées depuis l’effondrement de l’URSS : lorsque la Russie se montre conciliante, comme sous Boris Eltsine, elle n’est pas payée de retour. On ne l’écoute que lorsqu’elle se montre forte, comme en Géorgie, en 2008. Jadis, l’Union soviétique considérait que tout ce qui lui appartenait était à eux et ce qui ne lui appartenait pas était négociable. C’est aujourd’hui le cas de l’Occident dans son ensemble (et pas seulement des États-Unis). Dans le cas de l’Ukraine, ne pas tenir compte des intérêts évidents de la Russie dans la résolution de la crise était une erreur manifeste de l’Union européenne. Rendre la situation irréversible en permettant aux dirigeants de l’opposition, sous la pression armée des groupes paramilitaires d’extrême droite et antirusses du Maïdan, de bafouer l’accord de sortie de crise négocié pourtant par trois ministres des Affaires étrangères européens (Fabius, Sikorsky et Steinmeier) a été la décision de trop aux yeux de Moscou.

La Russie est souvent considérée comme un fauteur de troubles, plus que comme le garant de la stabilité géopolitique de l'est de l'Europe. Poutine a-t-il l'impression que l'Occident fait preuve d'ingratitude à son égard ? Son inflexibilité est-elle proportionnelle à l'hostilité dont il se sent l'objet, et cela aurait-il pu être évité ?

Vladimir Poutine connaît très bien l’histoire de son pays et celle de l’Europe et il n’ignore pas que l’ingratitude est toujours la récompense du pouvoir, indépendamment des bonnes intentions. Il sait aussi que les Occidentaux mènent trop souvent des politiques à courte vue, dictées par l’affect de l’opinion publique à un instant donné. Le cas de la Syrie est symptomatique et la conférence de presse commune avec François Hollande en juin 2012, à l’issue d’une rencontre des deux présidents à Paris, en constitue un bon exemple : Hollande insistait pour que la Russie autorise une action rapide contre Bachar el-Assad. Poutine lui répondit qu’on ne change pas un gouvernement, aussi détestable soit-il, avant de savoir ce qui va venir à la place. Un an plus tard, la montée des islamistes dans la rébellion syrienne – déjà bien visible à l’époque – lui donnait raison, mais il fallut que Barack Obama finisse par se ranger à son avis pour refréner les ardeurs belliqueuses de Hollande.

Vu de Moscou, le problème ukrainien est sensiblement le même. Le gouvernement provisoire constitue un risque parce que, derrière des apparences démocratiques, les groupes ultranationalistes d’extrême droite de Pravy Sektor et le parti Svoboda ont une importance disproportionnée. Les groupes paramilitaires du premier se substituent à la police et le second (qui s’appelait naguère Parti Social-Nationaliste d’Ukraine) contrôle l’armée et le Parquet : le ministre de la Défense Igor Tenioukh, le secrétaire général du Conseil de Sécurité et de Défense Andreï Paroubia et le procureur général Oleg Makhnitski sont issus de ses rangs. L’inflexibilité de Vladimir Poutine sur le dossier syrien a fait prendre conscience des véritables problèmes à ses homologues occidentaux. Sur l’Ukraine, ladite inflexibilité sera d’autant plus forte que le temps est compté. Pour lui, c’est désormais aux Occidentaux de faire des propositions acceptables pour sortir de la crise.

Est-il déjà trop tard pour espérer un règlement pacifique du dossier ukrainien ? Poutine s'est-il définitivement "braqué" ?

Le règlement pacifique de la crise ukrainienne est toujours possible. Depuis la prise de contrôle de la Crimée, il n’y a pas eu de combats impliquant les forces russes. Vladimir Poutine n’est pas « braqué ». Il a montré en de nombreuses occasions qu’il sait faire monter ou baisser la tension en fonction des objectifs à atteindre. Il est pragmatique avant tout. La Crimée constitue pour lui un élément de négociation idéal avec l’Ouest. L’annexion est une option, mais si la Russie refusait le rattachement, les Occidentaux l’interpréteraient comme un signe de bonne volonté de la part de Poutine (le retour au statut de très large autonomie dont disposait la Crimée en 1992, avant que Kiev ne l’abroge, suffirait pratiquement à préserver les intérêts des habitants russes de Crimée et de la Russie). Le dialogue pourrait alors reprendre à condition qu’un gouvernement moins hostile à la Russie et aux russophones ukrainiens s’installe à Kiev. Ce serait aux Occidentaux de faire en sorte qu’un tel gouvernement puisse être constitué. Le président russe a déjà fait savoir qu’il serait possible pour lui de travailler avec Ioulia Timochenko.

La Russie en général n'est pas non plus en reste des railleries occidentales, on la notamment constaté avec les commentaires des journalistes à Sotchi sur leurs conditions d'hébergement. Dès lors que les Russes sont eux-mêmes touchés dans leur orgueil, faut-il vraiment s'étonner du soutien massif que réserve l'opinion publique russe à Poutine ?

Les Russes ne se sont pas encore remis du terrible sentiment d’humiliation qu’ils ont connu lors de l’effondrement de l’Union soviétique. Ils pensaient vivre dans la deuxième puissance mondiale et, du jour au lendemain, ils se sont rendu compte que leur pays n’était qu’une puissance économique de troisième ordre qui ne tirait sa force que de ses ogives nucléaires : « un Burkina Faso avec des missiles » disait-on alors.

Pendant toutes les années quatre-vingt-dix, l’humiliation s’est renforcée avec le sentiment que la Russie reculait sur tous les fronts (entrée des Pays Baltes dans l’Union européenne, adhésion à l’OTAN de tous les anciens pays satellites, incapacité de gagner la première guerre de Tchétchénie contre des « boïeviki » mal armés, etc.)

Finalement, à partir de l’an 2000 et l’arrivée de Vladimir Poutine à la présidence, la Russie a enfin donné l’impression de cesser de reculer et de recommencer à compter sur la scène internationale. Le regain d’amour-propre russe est directement lié au retour d’un pouvoir fort au Kremlin. Cela explique le très haut niveau d’approbation du président russe.

Le discours anti-Poutine et anti-russes pourrait-il avoir des répercussions plus graves sur le long terme ? Sommes-nous en train de perdre un partenaire qui, sur d'autres dossiers internationaux, sait se montrer fiable ?

Que Vladimir Poutine ne soit pas un homme sympathique est une évidence. Que son opposition en fasse un autocrate et même un dictateur est peut-être exagéré, mais de bonne guerre. Que la presse occidentale – et, à sa suite, une partie de l’opinion publique – reprenne ces critiques est une conséquence inévitable du règne des simplifications sommaires et de l’analyse de problèmes complexes formatée en 1 minute 30" ou en 3 000 signes. Sans compter qu’il est moins dangereux politiquement et – imagine-t-on – économiquement de s’en prendre à Poutine et à la Russie, démocratie en devenir, qu’à Xi et à la Chine, dictature communiste non dissimulée.

Jusqu’à présent, le « Putin bashing », comme disent les Anglo-Saxons, n’a pas empêché la Russie de se comporter en partenaire fiable dans de nombreux dossiers internationaux d’intérêt mutuel : le désarmement avec les États-Unis, la lutte contre le terrorisme, l’Afghanistan, le programme nucléaire iranien, le Proche-Orient, sans oublier, aujourd’hui, la Syrie.

Même dans les dossiers « sensibles » de ces dernières années, où la Russie s’est heurtée directement aux États-Unis, elle ne l’a pas fait dans une optique « bloc contre bloc ». Elle s’est opposée à l’intervention de la coalition en Irak, mais avec la France et l’Allemagne. Elle a refusé l’indépendance du Kosovo, mais avec l’Espagne, la Grèce ou encore l’Inde.

En réalité, un pays qui préserve ses intérêts et accepte que les autres fassent de même ne peut ni perdre ni gagner de partenaire, car les rapprochements et les éloignements sont fonction des circonstances. Ce qui compte, c’est la confiance. Or Vladimir Poutine a prouvé au fil du temps qu’il tenait ses engagements et qu’il faut le prendre au sérieux. Y compris aujourd’hui en Ukraine.

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