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Qu’est-ce que le conservatisme ?
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Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraeli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXè siècle

Londres, 

Le 6 mai 2018

Mon cher ami, 

Vous dites “conservateur”, vous entendez “passéiste”. 

je constate avec satisfaction que la notion de “conservatisme” fait son chemin dans vos débats intellectuels et politiques. C’est une bonne chose. Trop longtemps le terme a eu, chez vous, une coloration négative. Le réflexe premier de mes amis français, c’est de voir dans la disposition au progrès, à la réforme, de tel ou tel individu, le contraire du “conservatisme”.  En fait, vous voulez opposer l’inertie des mentalités ou des structures à la disposition à agir. Vous ne devriez pas transformer cela en opposition entre passéistes et progressistes. 

Le mot “conservateur” a regagné un peu de prestige chez vous, récemment, pour plusieurs raisons. D’abord, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis connaissent un véritable renouveau de la réflexion conservatrice, au sens classique que ce terme a, dans les deux pays. Edmund Burke et Benjamin l’Ancien sont à nouveau à l’honneur. Et puis, non seulement la grande vague libérale née dans les années 1980 est en train de perdre de sa vigueur mais le socialisme n’offre pas d’élément d’alternative crédible. Le balancier est revenu vers le conservatisme. Chez vous, la défense de la famille et celle de la nation sont revenus sur le devant de la scène. Mais les choses vont beaucoup plus loin encore: la question de la cohésion sociale est essentielle. Emmanuel Macron sera le dernier président français à parier sur la “théorie du ruissellement”’, selon laquelle la libération des énergies des élites aura des retombées positives pour l’ensemble de la société. Beaucoup, chez vous, sentent qu’il faut remettre la solidarité de tous les Français au coeur du projet politique. Et comme une gauche qui se laisse déborder par les “black blocks” et la “nouvelle conférence de Bandung” est peu à même de proposer de panser les plaies de l’hyper individualisme, il y a un boulevard pour une droite préoccupée à la fois de moderniser l’économie et de reconstruire le lien social dans la fidélité au passé. 

Je pense que le moment est venu de faire un point sur la philosophie politique du conservatisme, qui puisse vous aider à accélérer la réappropriation du mot par la droite française. Ce travail nous prendra quelques semaines. Je me propose aujourd’hui de réfléchir avec vous sur ce grand déficit de la vie politique française depuis la Révolution: l’absence de création d’une tradition conservatrice de la démocratie. 

Il est temps que la France développe une vision conservatrice de la démocratie

Quelle est la grande force du monde anglophone? La liberté politique et la démocratie y sont devenues des traditions. Ce n’est pas un hasard si le grand Edmund Burke a pu défendre l’idéal whig (la “Glorieuse Révolution”, prendre partie pour l’indépendance des Etats-Unis et proposer, en 1790, la critique la plus profonde de la Révolution française jamais formulée. Pour Burke, pour Benjamin l’Ancien, pour Gilbert K. Chesterton, Michael Oakeshott, Russel Kirk, John Laughland et  pour bien d’autres  “conservateurs imaginatifs” (je vous recommande l’extraordinaire site www.theimaginativeconservative.org où l’on donne la parole, quotidiennement aux héritiers de cette remarquable lignée) la liberté politique de la sphère anglophone est enracinée dans une continuité, qui remonte à la Magna Carta. La révolution de Cromwell a échoué parce qu’elle a voulu du passé faire table rase; au contraire de Crommwell, les Puritains américains ont eu la sagesse, à la fin du XVIIIè siècle, de se battre pour des droits anciens et bafoués par l’arbitraire de la Couronne britannique plutôt que pour la destruction de l’ordre établi.  Les droits de l’individu, le self-government, les prérogatives du Parlement sont des réalités anciennes auxquelles il est régulièrement nécessaire de revenir. A chacun de ces moments de ressourcement, le cercle de ceux qui voient leurs libertés mieux protégées s’élargit. Fidélité au passé et progrès sont donc indissolublement liés dans la tradition anglo-américaine. Et ce n’est pas un paradoxe de constater que, régulièrement, c’est le parti conservateur, qui fait progresser le plus la démocratie: c’est Benjamin Disraëli le Grand qui a élargi le suffrage dans la seconde moitié du XIXè siècle.  Le parti conservateur a été autant moteur que le Labour dans la création d’un Welfare State. Margaret Thatcher a été capable de casser la confiscation du débat politique par les syndicats, forçant le Labour à se renouveler. Même chose aux Etats-Unis, Trump réussit à réconcilier l’élite républicaine avec son propre électorat, de populiste il sera devenu conservateur. 

Comparons la France. Louis XVI fut le premier de vos rois à tenter de faire émerger un parlementarisme moderne, d’abord avec les assemblées régionales puis ensuite en convoquant les Etats-Généraux qui ne l’avaient pas été depuis 1614. Mais, malheureusement, l’idée du retour aux libertés du passé était trop peu partagée. L’Esprit des Lois offrait la base de philosophie politique adéquate mais la philosophie des Lumières était trop occupée à combattre le christianisme pour donner  sa chance à une réflexion sur l’équilibre des pouvoirs et le self-government. Louis XVI aurait pu gagner si le débat avait été uniquement politique mais il était aussi métaphysique et religieux. Pour les Girondins et les Jacobins - et même pour un certain nombre de monarchistes, il était impensable de mettre la notion de self-governement et de compromis institutionnel au cœur du débat tant cela aurait obligé à faire la part belle à l’Eglise, premier acteur associatif et caritatif du pays à l’époque. 

A partir de là, tout le débat politique du XIXè siècle a été empoisonné. Louis XVI, ce grand monarque sous-estimé,  avait réussi, malgré la querelle religieuse, a créer une monarchie parlementaire, par la constitution du 14 septembre 1791. Son courage, le 20 juin 1792, avait montré la réalité du droit de veto royal. Le monarque fut poignardé dans le dos par le Manifeste de Brunswick. Et votre pays a entamé alors une longue phase d’instabilité politique, mélange d’aventurisme militaire, de poussées de liberté politique et d’intermèdes autoritaires. Le drame du XIXè siècle français, c’est que la droite n’arrive pas à réunir dans un même souffle, la fidélité à la monarchie, l’engagement social et la défense du parlementarisme. Chateaubriand et Tocqueville sont de vrais conservateurs mais ils ne font pas école. Lorsqu’elle s’installe durablement, la République, après 1871, n’arrive pas à susciter un débat durable entre la République conservatrice de Monsieur Thiers et la République Opportuniste des Jules. A nouveau, la question religieuse vient tout empoisonner. 

Il a fallu attendre le gaullisme pour voir l’amorce d’une vision conservatrice de la République, durablement enracinée dans le jeu politique français. Mais, au-delà de ce grand conservateur que fut Georges Pompidou, les gaullistes n’ont pas su entretenir la flamme. Soit ils se sont couchés devant la tyrannie intellectuelle des libéraux et des mondialistes (c’est largement l’histoire de cette famille politique de la trahison de Messmer par Jacques Chirac en 1974 à l’assassinat politique de François Fillon par Nicolas Sarkozy et Alain Juppé en 2017); soit ils se sont refermés sur un souverainisme défensif, poursuivant la chimère d’une coopération des souverainistes de droite et de gauche - une option dont les deux campagnes présidentielles de 2002 et 2017 ont montré l’illusion. 

Il est temps, mon cher ami, de faire passer le gaullisme da la nostalgie à l’établissement d’une tradition. La Vè République est solide dans la mesure où elle s’enracine dans une continuité des libertés françaises, libertés bien concrètes: Philippe Auguste proclamant que “le roi de France est empereur en son royaume”, Henri IV promulguant l'Edit de Nantes, Louis XVI fêté comme “restaurateur des libertés” en 1790, la République conservatrice de Thiers et Millerand, la sagesse au pouvoir de Raymond Poincaré, le pompidolisme sont quelques-uns des chaînons qui permettent de placer le gaullisme dans une continuité et de créer, face à la gauche et son inconfortable “du passé faisons table rase” une tradition de construction d’un régime politique misant sur la souveraineté nationale, l’équilibre des pouvoirs, la stabilité économique et l’intégration sociale. Si vous êtes capables de construire ce discours de la tradition démocratique, alors vous pourrez sans crainte envisager la question d’un dialogue transatlantique avec les conservateurs des deux rives de l’Océan. 

La semaine prochaine, je vous propose de réfléchir plus avant ensemble sur les liens entre tradition et audace de l’action politique. Le conservatisme, tel que vous devez l’entendre, est tout sauf passéiste ou réactionnaire. 

Bien fidèlement à vous

Benjamin Disraëli

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