Etat Islamique : pourquoi la partie de billard à 3 bandes jouée par la Turquie démontre surtout le pragmatisme d’Erdogan<!-- --> | Atlantico.fr
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Erdogan se refuse aujourd’hui à envisager la création d'un Kurdistan indépendant en Syrie.
Erdogan se refuse aujourd’hui à envisager la création d'un Kurdistan indépendant en Syrie.
©Reuters

Triple vérité

Les progressistes turcs reprochent à Erdogan de se concentrer contre les Kurdes dans la bataille engagée contre l'Etat islamique. Pourtant, Ankara fait surtout preuve de pragmatisme en s'attaquant à des éléments déstabilisateurs et ultra-minoritaires dans le pays.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico : Les sympathisants turcs des mouvements progressistes ainsi que les Kurdes reprochent à Erdogan de privilégier son engagement contre les Kurdes plutôt que contre l'Etat Islamique. Cette position est elle simplement partisane ou traduit elle une réalité ?

Alain Rodier : Sur le fond, ils ont parfaitement raison. La question kurde est centrale pour lui comme pour tous les responsables politiques de Turquie, même s’ils se situent dans l’opposition. Globalement, au début des années 1990, Ankara a été forcé par les Etats-Unis, la Grande Bretagne et la France d’accepter un Kurdistan "autonome" en Irak du Nord suite à la première guerre du Golfe. En effet, Saddam Hussein faisait alors peser une menace sur les populations dont il avait déjà massacré une partie, particulièrement lors de bombardements chimiques. Une zone d’exclusion aérienne avait été décrétée et depuis, une administration kurde gère la région.

Erdogan se refuse aujourd’hui à envisager la création d'un Kurdistan indépendant en Syrie (appelé Rojava) le long de la frontière turque. Il craint, comme beaucoup de Turcs, que cela pourrait servir de base arrière à des mouvements kurdes réclamant l’indépendance (ou une certaine autonomie pour les plus modérés) du sud-est de la Turquie. Ses peurs sont d’autant plus fondées que le PYD (Parti de l’union démocratique) à la manœuvre au Rojava, est un mouvement très proche du PKK. A noter que ce n’est pas le cas des deux grands partis en Irak du Nord (UPK et PDKI). En fin de comptes, la menace représentée par les indépendantistes kurdes en Turquie est jugée comme beaucoup plus déstabilisatrice par Ankara que celle que font régner les salafistes-djihadistes de Daesh.

Selon cette même position, le gouvernement turc fermerait également les yeux sur les attaques de l'Etat Islamique. Comment se traduit cette accusation sur le terrain ? 

Ankara ne ferme pas les yeux sur les attaques de l’Etat Islamique (EI) en Turquie. Il sait qu’elles proviennent majoritairement de mouvements locaux favorables à Daesh. En effet, de nombreux Turcs, parfois d’origine kurde, sont très proches des thèses salafistes-djihadistes. Beaucoup de Turcs servent dans les rangs djihadiistes en Syrie et en Irak. La représentation officielle en Turquie est le parti Hür Dava Partisi (le parti de la juste cause) et la clandestine le Hezbollah turc (à ne pas confondre avec le Hezbollah libanais qui est chiite). Ce groupe a été fondé dans les années 1990 avec l’aide des services de renseignement de la gendarmerie turque qui voulait s’en servir comme contre-maquis pour s’opposer au PKK. Il y a longtemps que la créature a échappé à ses pères fondateurs. Mais Ankara pense pouvoir plus aisément juguler cette menace que celle des Kurdes séparatistes.

Indéniablement, Erdogan a utilisé sa volte-face qui a consisté à autoriser les Américains à se déployer sur les bases aériennes turques (dont Inçirlik) pour frapper Daesh en Syrie et en Irak, à d’autres fins. Son armée de l’air en a profité pour bombarder des positions du PKK situées en Irak du Nord et dans le sud-est de la Turquie. Il faut dire que des activistes du PKK lui ont servi le prétexte sur un plateau en s’attaquant à des membres des forces de sécurité turcs après l’attentat de Suruç du 20 juillet. Parallèlement, de nombreuses arrestations ont aussi lieu en Turquie jusqu’à Istanbul, les services de renseignement turcs fichant avec assiduité tous les membres du PKK, ses sympathisants et la mouvance d’extrême gauche qui a toujours été très active et violente dans le pays, même si elle est extrêmement minoritaire.

En se déclarant malgré tout contre l'Etat Islamique et en continuant à les attaquer, le gouvernement turc se sert-il avant tout de l'EI pour rassurer ses relations diplomatiques ?  Ne cherche t-il pas à s'assurer des relations avec ses alliés américains et occidentaux, en montrant que le pays lutte aussi contre l'EI ? Quelles actions réalisent-il dans ce sens ?

Le gouvernement turc -et plus généralement la Turquie- ne prêtent pas vraiment attention à ce que peut penser la communauté internationale. Il n'y a pas de "double jeu" de la Turquie mais simplement la défense de ce que le pouvoir en place à Ankara estime être ses intérêts nationaux. Par contre, il joue les uns contre les autres avec habileté. De par sa position géographique privilégiée, son marché intérieur potentiel important (76 millions d'habitants) et ses accès aux peuples turcophones, la Turquie est très attractive pour tous sur les plans géostratégique et économique. Elle sait se vendre au plus offrant. Lorsque l’un fait défaut, elle se tourne vers son concurrent. Ainsi elle a souvent joué l’Europe contre les Etats-Unis et inversement. Ce qui m’a toujours frappé, c’est le pragmatisme sans états d’âme dont font preuve des dirigeants turcs.

La faible réaction des Occidentaux, notamment suite aux premiers bombardements contre les kurdes, est-elle le signal que le "dégât collatéral" est accepté ?

Les Occidentaux soutiennent le gouvernement de Massoud Barzani en Irak du Nord. Ce dernier a quasi donné son blanc-seing à la Turquie en critiquant l’action du PKK pour ses opérations terroristes lancées après l’action de Suruç. Les Occidentaux se sentent donc "couverts" moralement et politiquement. Quelques déclarations appelant à la "modération" tentent aussi de calmer les consciences un peu trop chagrines.

De plus, les enjeux sont énormes. Ankara a promis de fermer sa frontière avec la Syrie ce qui doit permettre d’asphyxier Daesh. Reste à voir ce qu’il va en être sur le terrain d’autant qu’Erdogan veut obtenir, à l’ouest de l’Euphrate, une "zone" tampon de 90X40 kilomètres qui coupera en deux le Rojava naissant. La raison avancée : y créer des camps de réfugiés, la Turquie en a actuellement presque deux millions sur son sol (dont plus d’un million de Syriens). L’autre raison sous-jacente : créer une base arrière pour des mouvements d’opposition "modérés" afin d'abattre le régime de Bashar el-Assad pour lequel il entretient une inimitié personnelle même si cela n'a pas toujours été le cas. Il faut reconnaître que la résilience inattendue de Bashar el-Assad a ruiné les ambitions internationales d'influence d'Erdogan. Après les "printemps arabes", il se rêvait en leader du monde musulman sunnite avec l'appui des Frères musulmans. C'est aussi pour cela qu'il en veut aussi terriblement au président Sissi qui les a évincé du pouvoir en Egypte.

Une telle stratégie est-elle favorable à Erdogan dans la perspective des prochaines législatives ?

La politique d’Erdogan n’a qu’un seul but : faire adopter par l’Assemblée nationale un changement de constitution qui amènera un régime présidentiel taillé pour sa personne. Ses opposants le nomment déjà le "nouveau sultan". Les élections du 7 juin 2015 l’ont empêché d’obtenir la majorité absolue nécessaire pour changer la constitution. C’est en raison de l’entrée au parlement de 80 députés du HDP, formation politique "pro cause kurde" (il n’y a pas que des Kurdes dans ce parti) qu’il a connu cet affront. En effet, il pensait que les Kurdes allaient voter pour son parti en raison de sa politique relativement "compréhensive" à leur égard. Il a donc volontairement fait échouer la formation d’un gouvernement de coalition pour provoquer de nouvelles élections prévues pour le 1er novembre. Il sait que les partis d’opposition classiques (CHP et MHP) ne parviendront pas à obtenir la majorité car ils sont trop divisés structurellement.

Pour le HDP, Erdogan a un plan simple : l’empêcher de se présenter correctement en mettant ses dirigeants hors course en les accusant de liens avec un mouvement terroriste, le PKK (encore reconnu comme tel par la communauté internationale). C’est d’autant plus savoureux que c’est lui, alors qu’il était Premier ministre, qui avait demandé au HDP de servir d’intermédiaire entre le PKK, son chef historique Abdullah Öcalan emprisonné sur l’île d’Imrali et ses services secrets, le MIT. Il souhaitait alors obtenir ce que ses prédécesseurs ne sont jamais parvenus à faire : une "paix des braves". Il serait alors entré dans l' Histoire.

Il n’en reste pas moins qu’Erdogan reste populaire au sein d’une grande partie de la population, particulièrement la plus défavorisée, et qu’il a réussi à casser les groupes d’influence en les utilisant -comme d'habitude- les uns contre les autres (armée, police et justice, confrérie Gülen). Il se présente aux électeurs comme le seul homme capable, via son parti l’AKP s’il obtient la majorité absolue, d’empêcher le chaos en Turquie. Mais son pari est très risqué et nul ne peut prévoir ce qui va se passer après les élections. La Turquie est une terre de surprises et de retournements spectaculaires.

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