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Attentat de l’Etat islamique en Turquie : pourquoi il ne faut pas nécessairement attendre la fin du double jeu d’Ankara
©Reuters

Opération Barbarossa en Turquie

Un kamikaze a causé la mort de 31 personnes dans la ville turque de Suruç, tout près de la frontière syrienne. L'attentat visait un groupe de jeunes qui s'apprêtait à partir pour Kobané, ville kurde en Syrie reprise aux djihadistes en janvier après de violents combats.

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian est analyste politique, spécialiste de la Turquie.

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Atlantico : L'attentat de Suruç signe-t-il la fin du "pacte de non-agression" entre l'EI et la Turquie, pays relativement épargné par les attentats du groupe islamiste jusqu'ici ? Quelle va être désormais la stratégie de la Turquie à l'égard de l'Etat islamique ?

Laurent Leylekian : Il faut être prudent car ce qui caractérise le mieux la situation actuelle, c’est son extrême confusion. Votre question suppose d’une part que l’attentat est le fait du seul Etat islamique, et que le pouvoir turc se comporte comme un ensemble homogène. Or c’est loin d’être le cas, surtout en ces temps d’instabilité gouvernementale. Pour le dire clairement, il n’est pas sûr que cet attentat - éventuellement exécuté par des membres de l’Etat islamique - ne contente pas certaines franges de l’Etat turc, et notamment tous ceux qui ne veulent ni d’un accord avec les Kurdes, ni d’une libéralisation de la société turque.

Maintenant pour répondre directement à votre question, il est probable qu’Erdogan et le premier cercle du pouvoir tentent désormais de limiter l’action de l’Etat islamique, sur le territoire turc au moins, parce que l'affaiblissement patent de l’Etat est une arme politique dans les mains de l’opposition kémaliste. Il est cependant douteux qu’ils y parviennent car les tentatives précédentes de concilier les partisans du Djihad ont été trop loin. Rendez-vous compte, moins d’un mois après le double attentat de Diyarbakir qui avait déjà fait 5 morts et 100 blessés le 5 juin dernier, un prédicateur de l’Etat islamique pouvait faire un toute impunité un prêche enflammé dans la banlieue d’Istanbul. Et après l’attentat de Suruç, des personnes manifestant à la mémoire des victimes se sont faites pourchasser au cri d’"Allah Akbar" dans les rues de cette même ville, supposée être la plus "occidentale" du pays; et avec la bénédiction des forces de sécurité.

Quant à une expédition militaire en Syrie, à supposer que le pouvoir politique la soutienne réellement et qu’il ne s’agisse pas d’une simple opération de communication à destination de l’Occident, il ne faut pas y compter. L’armée y est hostile, en raison de sa tradition kémaliste mais probablement aussi car elle se rend compte qu’elle aurait aussi à gérer un conflit à l’intérieur de ses propres frontières, pratiquement sur l’ensemble du territoire turc. La réalité, c’est que l’Etat turc est actuellement un colosse aux pieds d’argile. C’est cette vérité que le pouvoir veut à tout prix masquer.

Des spéculations existaient depuis longtemps sur les liens entre la Turquie d'Erdogan et l'Etat islamique. Existait-il une sorte d' "accord tacite" entre les deux parties et en a-t-on la preuve ?

Il n’y a pas de spéculations, il y a des faits. Le problème n’est pas qu’on ne sait pas; il est que nous n’arrivons pas à croire ce dont nous avons la preuve, à savoir qu’un Etat membre de l’OTAN joue en partie contre l’Occident.

Il existe différents canaux de collaboration entre des strates de l’Etat turc et l’Etat islamique. Le canal des islamistes radicaux qui fournissent de l’argent, des hommes et la logistique sanitaire des combattants de l’ISIS, le canal de l’extrême-droite qui achemine hommes et matériel militaire, l’organisation globale des services secrets impliqués notamment dans le trafic de pétrole. Les preuves de la complicité abondent. Un analyste comme Jonathan Schanzer a décrypté les innombrables mouvements de fonds entre la Turquie et diverses factions radicales de Syrie, ainsi que la présence d’islamistes recherchés par Interpol en Turquie au vu et au su de tous. Un expert comme David Phillips, qui a été pendant des années un soutien notoire de la Turquie auprès du Département d’Etat et qu’on peut donc difficilement soupçonner d’un parti pris défavorable, a compilé une liste impressionnante de faits documentés qui attestent d’une telle complicité. On peut donc la considérer comme établie, au-delà de tout doute raisonnable.

Maintenant, le principe d’un "accord tacite", c’est qu’il est… tacite et que vous trouverez difficilement un quelconque document signé qui constituerait une sorte de preuve ultime.

Comment comprendre que le pouvoir turc n'ait pas anticipé la menace présentée par l'EI à ses frontières ? Pensait-il pouvoir contrôler le groupe islamiste ? L'Etat islamique était-il un allié utile pour gérer la question kurde ?

Je pense que le pouvoir turc a pêché par orgueil. Vous savez, la Turquie est l’ancienne puissance coloniale du Proche-Orient et son approche régionale est teintée de condescendance. En renouant avec ses ambitions ottomanes, le pouvoir AKP a cru pour partie que nul n’oserait contester le leadership de la Turquie et pour partie que les factions islamistes arabes pourrait facilement être subornées en fonction des intérêts propres d’Ankara.

Cette mauvaise appréciation stratégique a effectivement conduit le pouvoir turc - pris globalement - à encourager ou au moins à tolérer les opération de l’Etat islamique à l’encontre des Kurdes, en Syrie mais aussi en Turquie même où résident des "cellules dormantes". Il ne s’agissait pas de "gérer la question kurde", il s’agit d’empêcher la création d’un Kurdistan syrien sous domination du Parti de l’Union Démocratique (PYD), une formation gauchiste proche du PKK de Turquie. L’avènement, et pourquoi pas la réussite, du PYD en Syrie, invaliderait la rhétorique turque présentant le mouvement identitaire kurde sous le seul angle de la sécurité et du terrorisme. De ce point de vue, les Kurdes - c’est-à-dire le PKK dans le discours turc - sont perçus comme aussi dangereux que l’Etat islamique. C’est d’ailleurs ce qu’a déclaré Erdogan.

L’attentat de Suruç montre l’échec de cette stratégie de conciliation - pour dire le moins - avec l’Etat islamique. ça me rappelle ce que disait Churchill : "un conciliateur c'est quelqu'un qui nourrit un crocodile en espérant qu'il sera le dernier à  être mangé".

Quelle stratégie la Turquie va-t-elle devoir envisager désormais, maintenant qu'elle se retrouve à son tour être dans le collimateur de l'Etat islamique ?

En l’absence de pression internationale forte - c’est le cas aujourd’hui - je pense que l’Etat turc va continuer de collaborer avec l’Etat islamique en espérant limiter son action contre les progressistes du pays, notamment au Kurdistan. Toute autre stratégie constituerait du point de vue du pouvoir un remède pire que le mal. Se rapprocher des progressistes turcs - du mouvement HDP par exemple - irait à l’encontre de l’ADN politique de l’AKP. Tenter de combattre l’Etat islamique déclencherait un guerre fratricide qui embraserait sans doute l’ensemble du pays. L’intrication est allée trop loin.

Il faut replacer ce point de vue dans une perspective historique. La renaissance de l’Islam politique en Turquie a libéré des identités centrifuges au sein de la société turque. A moins d’un coup militaire qui ramènerait le pays au statu quo ante, ces identités vont se combattre par la violence jusqu’à ce que le pays acquière la tradition démocratique qui lui fait défaut. Cela pose la question de savoir si l’Etat parviendra à circonscrire la pakistanisation de la société, notamment au Sud-Est du pays. Rien n’est moins sûr.

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