Abel Quentin : la comédie inhumaine<!-- --> | Atlantico.fr
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Abel Quentin vient de publier "Le voyant d'Etampes" aux éditions de L'Observatoire
Abel Quentin vient de publier "Le voyant d'Etampes" aux éditions de L'Observatoire
©Audrey Dufer

Atlantico Litterati

Abel Quentin, l'auteur du très remarqué « Sœurs », vient de publier son deuxième roman : « Le Voyant d’Étampes » (éditions de L’Observatoire), une fresque hyperréaliste de la société française aux prises avec quelques figures de la bêtise. Plaisir de lecture garanti.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

Voir la bio »

Abel Quentin. Son nom ne dit rien, ou presque. Il s’agit d’un pseudonyme et l’auteur n’a publié qu'un seul roman – très remarqué, au demeurant : « Sœur » - soit l’art et la manière d’apprendre à des adolescentes françaises le bien-fondé des théories djihadistes. «  Chaque chanson est un cri de rage pure, décapé jusqu’à l’os, chaque pulsation de basse vient résonner en bas, dans les tripes, là où naissent les révoltes. Elle aime l’idée d’un organe qui sécrète la haine, comme une glande. La violence est une libération... » (L’Observatoire / 2019). Le deuxième roman d’Abel Quentin : « Le Voyant d’Étampes » (l’Observatoire) fait sensation. L’auteur ne craint pas - une fois de plus- de scruter le paysage politique. A lire la cruauté et la justesse de ses observations, on jurerait un écrivain chenu, mais il s’agit d’un jeune homme particulièrement doué osant relever le défi de dénoncer par ses intrigues et personnages les maux qui rongent le pays. Abel Quentin réussit avec ce récit fictionnel une fresque hyperréaliste de la société française aux prises avec quelques figures de la bêtise. Et il s’agit d’un deuxième ouvrage seulement ! Une fois encore, Abel Quentin ausculte le malade : la France. Il pousse celle-ci dans ses retranchements. Le terrorisme intellectuel qui sévit partout aujourd’hui- des transports en commun aux bureaux de Élysée, la quête généralisée du politiquement correct, l’autocensure, le règne du « tout se vaut »à tous les niveaux, creusent selon Abel Quentin la défaite nationale, nous abîmant profondément. France ta singularité -donc ta pensée -fout le camp, dit l’auteur en substance. Son intrigue n’est jamais manichéenne, elle est riche, surprenante, on marche, que dis-je on court, le roman est un vrai roman, c’est d’autant plus remarquable lorsqu’il s’agit de peindre sans théoriser et sans message la déliquescence éthique, intellectuelle, culturelle d’un pays.

La première fois que j’ai entendu parler du « Voyant d’Étampes » d’Abel Quentin, ce fut lors d’une conversation téléphonique avec Pierre Gestede. Pierre et moi nous connaissons depuis longtemps. Après avoir fait toute sa carrière chez Gallimard, Pierre Gestede est désormais le Conseiller éditorial des éditions de l’Observatoire, fondées en 2016 et dirigées par Muriel Beyer,directrice générale du groupe Humensis. Tout le monde a remarqué que les éditions de l’Observatoire font souvent événement. Muriel Beyer (ex directrice éditoriale de éditions Plon) et Pierre Gestede (Gallimard, donc) furent découverts et si j’ose dire « entraînés » par la grande, l’immense Françoise Verny, (1928-2004), leur bonne fée. On reconnaît les enfant adoptifs de Françoise Verny au fait qu’ils sont hors- normes eux aussi, comme elle leur apprit à l’être, ne serait-ce que par son exemple. Des professionnels, dotés d’un talent adossé à ce « savoir-faire » que Françoise appelait « le métier ». Une vraie recette : pas donnée à tout le monde.

Tels sont Muriel Beyer et Pierre Gestede. Pas besoin de leur faire un dessin. Ils pigent vite, très vite et comprennent ce que vous ne dites pas. (cf. Françoise était ainsi). On comprend mieux alors, le succès retentissant des éditions de l’Observatoire, un succès toujours construit sur la qualité des contenus éditoriaux et le tempérament des acteurs (auteurs ou pas).Vous êtes normal ? Passez votre chemin, je n’aime que les artistes, disait la grande Françoise, jamais remplacée. Celle qu’ont admirée jadis et naguère tous ceux qui eurent le privilège de la côtoyer.

Nous étions début juillet. Pierre, Gestede tenait à m’informer par téléphone de la bonne nouvelle : j’allais aimer le roman d’Abel Quentin ; pour des raisons professionnelles, l’auteur (avocat) se cachait derrière un pseudonyme. Son roman avait le charme des grands textes. Époustouflant. Plaisir de lecture garanti : choc, chic, et profondeur de champ, avec prouesses et sauts périlleux en surface, sans coups férir. Écriture cinq étoiles luxe. Le lecteur a l’impression que l’auteur de Muriel Beyer, Pierre Gestede et Dana Burlac -l'éditrice d'Abel Quentin- est une sorte de phénomène littéraire. Pierre Gestede m’appelait bien qu’il fût en vacances. Nous avons lui et moi un point commun : nous aimons tellement ce que nous faisons (lire, écrire) que nous travaillons même et surtout pendant nos vacances. Passant à Paris dans la semaine pour prendre un train, Pierre Gestede promit de faire un détour par son bureau afin de m’adresser personnellement « Le voyant d’Étampes ». La puissance narrative de ce deuxième roman me stupéfia, en effet. C’était du Balzac revu et corrigé par notre hypermodernité. Nous sommes au cœur des problématiques actuelles. De nouveaux codes bouleversent notre société. Il s’agit de se conformer, rien ne doit dépasser, et silence dans les rangs. Nous devenons- semble dire l’auteur - une sorte de troupeau qui va bêlant dans la même direction. Le constat d’Abel Quentin est alarmant. Les réseaux sociaux, l’apothéose victimaire, les dérives identitaires, l’autocensure, la mort de la nuance installent ce conformisme intellectuel généralisé. Il faut et il s’agit de montrer partout son passe sanitaire en faveur des minorités :« C’était toujours la vieille antienne, répétée jusqu’à l’absurde : tout plutôt que de faire le jeu des « salauds ». Je l’ai déjà dit : c’est une boussole très approximative. Les ennemis de mes ennemis sont mes amis, la fausse idée qui avait perdu Bazarove. A ce jeu-là, on finit toujours par se renier. Pourtant féministe revendiquée, Diao en était venue à signer une tribune contre la pénalisation du harcèlement de rue de peur qu’une telle mesure stigmatise « les populations qui l’occupent, lesquelles appartiennent souvent aux fractions paupérisées et racisées. On marche sur la tête, fulminait un journaliste.

Et pourtant les syllogismes de l’antiracisme new age étaient implacables, d’une cohérence létale. C’était un système d’explication du monde aussi efficace que le marxisme-léninisme. Plus efficace, d’ailleurs, car il se nourrissait de l’expérience vécue et de quelque chose d’encore moins contestable : l’expérience ressentie. En cela, il reprenait l’idée développée par Sartre dans ses Réflexions sur la question juive : le juif se découvre juif dans le regard de l’autre. Comme les marxistes ricanaient de l’inefficience des droits politiques, Aminata Diao et les chercheuses subtiles se méfiaient des avancées juridiques pour l’égalité des droits : ce n’est pas parce qu’on décrète l’égalité que cessera la vieille domination. Il faut traquer le lapsus et les gestes manqués et les regards, en psychanalystes. Sont-ils ou non des regards racisants ? Tout événement social pouvait être lu à l’aune de cette nouvelle lutte, qui ringardisait celle de la bourgeoisie et du prolétariat. Qui la pulvérisait, même. L’ouvrier agricole languedocien payé une misère n’était plus un damné de la terre, il ne pouvait plus prétendre n’avoir rien : il jouissait du privilège blanc . » (page 171/Abel Quentin/Le voyant d’Étampes).

Résultat : la non -pensée woke fabrique sournoisement une non- France.Un pays où l’on ne pense pas, ou si peu.  Pas de vagues et tout le monde est content. Notons au passage que l’auteur semble connaître aussi bien les années 2000 que les années quatre-vingts : son narrateur, Jean Roscoff,  universitaire camusien vaguement décati souhaite se refaire une santé intellectuelle en publiant la -subtile- biographie d’un écrivain américain méconnu : le poète Robert Willow .La parution de ce livre, au lieu de ressusciter le sexagénaire va le précipiter dans l’enfer woke. Coupable parce que mâle et blanc, réac donc par essence, le malheureux va tenter de survivre à l’opprobre des minorités agissantes, qui voient en lui le Mal en personne. « J’aime les Bleus et les Noirs et les Jaunes », se défend Roscoff émerveillé par sa largeur de vue. Il les chérit en effet. Tant qu’ils restent des figures d’opprimés dociles, qu’il peut faire parler à sa guise. Mais qu’ils ne s’avisent pas de réclamer trop fort leur dû, parce qu’alors ils deviennent des fascistes et des Maccarthystes. On a même droit à la tarte à la crème du On ne peut plus rien écrire, reprise en cœur par la droite la plus réactionnaire qui pourtant vomit sa haine en toute liberté » (page 321).

Effrayant. On songe à « La Tache » de Philippe Roth, tout aussi sombre. Existe-t-il en France, aujourd’hui, un danger d’anéantissement  civilisationnel ?Oui, nous dit Abel Quentin, sélectionné Goncourt et Renaudot.

Extrait :

J’avais sous -estimé le rôle de l’identité Noire de Willow dans la construction de sa personnalité

« A cent trente kilomètres à l’heure sur l’autoroute, on a le sentiment trompeur de reprendre les choses en main. Je fonçais doit vers le nid de frelons, les mâchoires contractées. Je laissais derrière moi les bagnoles qui roulaient pépère, les bagnoles de retour de week-end. Je les mangeais les unes après les autres. J’avais l’impression d’être calme, détendu, au bon endroit. La pause campagnarde m’avait fait perdre beaucoup de temps, elle avait permis à mes détracteurs de décocher quelques flèches empoisonnées, mais elle m’avait tonifié. J’avais mis à profit ces trois jours pour réfléchir à mon sujet. J’étais capable de jeter un regard critique

sur mon travail. Agnès avait tort de me croire pétri de certitudes. J’étais tout à fait disposé à me remettre en cause. J’étais une intelligence qui doute. Toute ma vie, j’avais questionné mes croyances et tenté de ne pas me laisser aveuglé par l’orgueil. Sans doute était-il plus difficile de reconnaître publiquement ses torts. Il était encore plus difficile de le faire à la demande d’autrui, contraint par les arguments d’autrui. Sur la question de Willow (la biographie que vient de publier le narrateur est consacrée à un écrivain Américain ayant fui la folie maccarthyste des années 1950, qui trouva refuge auprès de Sartre et de ses disciples : Robert Willow, mort sur une petite route entre Barbizon et Milly-la-Forêt, après quelques années à Étampes NDLR), j’étais prêt à reconnaître une forme d’aveuglement. J’avais sous -estimé le rôle de l’identité noire dans la construction de sa personnalité. Et pourtant, encore aujourd’hui,

éclairé par des réflexions récentes (qui auraient dû intervenir avant la publication de mon livre, j’en conviens), je crois que mon livre était le seul respectueux de la mémoire de Willow. Je respectais la volonté de Willow de ne pas être lu en tant que Noir.Ce faisant, je trahissais la réalité et j’étais prêt à faire contrition. Car Willow était plus noir qu’il ne l’imaginait. L’ironie douloureuse de Willow, dans sa première période, dans la période Saint Germain, était un héritage de ses années d’adolescence, lorsqu’il arpentait U Street, le Broadway noir. Il avait vu la peur, l’horrible angoisse, l’humiliation et la colère sourde derrière la bonhommie joviale des barbiers et des professeurs. Il avait appris à voir derrière les masques. Il avait fui son propre reflet, toute sa vie, et toute sa vie il l’avait vu dans le regard d’autrui : celui des progressistes blancs ; celui, haineux des contre-manifestants qui lui avaient jeté des cris de singe en pleine face, quand il défilait avec le Parti devant la Maison Blanche, au mois de Février 1953. Celui, fasciné et légèrement effrayé des petites poules de Saint-Germain qui baissaient les yeux en pouffant quand il croisait leur regard, les cocottes excitées par la sensualité nègre.Celui, insistant des intellectuels français, qui attendaient de lui quelque chose- qu’il élève une parole forte, une parole de Noir américain. Celui des chaisières d’Étampes qui le fixaient comme s’il était tombé d’une autre planète. Moi, j’avais pris Willow au mot. Du moins, celui que je me représentais, celui qui apparaissait quand je convoquais les photos et les poèmes, comme une tireuse de cartes. Je m’étais trompé et j’avais raison. Mon Robert Willow existait ; je ne l’avais pas inventé».

COPYRIGHT ABEL QUENTIN/LE VOYANT D’ETAMPES/LES EDITIONS DE L’OBSERVATOIRE

Trois questions à Abel Quentin

Annick Geille : Votre anti- héros affronte dans la douleur ce délire qui s’apparente d’abord au politiquement correct puis, insidieusement, à un véritable terrorisme intellectuel. La cancel culture tue  ?

Abel Quentin : La cancel culture ne tue pas. Elle menace l’art, ou plutôt elle menace de paralyser les artistes et de réduire leur champ d’investigation. C’est déjà assez préoccupant. Le débat intellectuel est menacé aussi mais peut-être moins que l’art. Au fond, il y a quand même un fond de sauce voltairien qui résiste encore assez bien (même si je ne suis pas sûr du tout que cela durera quand la génération Ouin-Ouin, pour reprendre l’expression de Brett Easton Ellis, prendra les postes de pouvoir). Bref, il y a une résistance qui s’exprime vigoureusement lorsque des militants « éveillés » essaient de réduire au silence un journaliste, un intellectuel. L’art, c’est différent. Que l’espace de créativité des artistes soit réduit ne dérange pas grand monde. On s’en accommode assez bien, d’autant que c’est un phénomène insidieux et presque invisible. Celui de l’autocensure, en fait. C’est le plus dangereux : quand les injonctions de la pensée woke ont été intégrées. Face à la cancel culture, le pire ennemi est avant tout nous-même.

Comment avez-vous acquis cette science parfaite de l’air du temps des années 80 ? On jurerait, à vous lire, que vous les avez vécues ?

J’ai toujours été fasciné par l’histoire récente. L’histoire qui échappe encore un peu au regard de l’historien, qui n’a pas été « fixée ». C’est une matière intéressante. Par exemple, j’adore lire des vieux numéros d’Historia du début des années 80 qui traitent d’évènements des années 60. Et aussi, les livres politiques datés, genre Verbatim d’Attali. Pour Le Voyant d’Etampes j’ai regardé beaucoup de photos, écouté des podcasts, chiné des vieux numéros de Métal Hurlant, lu. L’idée était de choper le Zeitgeist des années Mitterrand et SOS RACISME. Mais surtout, il y a ce travail que j’ai toujours fait, comme un jeu, mentalement : et si j’étais ce type, dans la rue ? Et si j’avais connu cette époque-là, avec ses obsessions, sa technologie, etc.?

Vous avez réussi un saisissant tableau de l'époque. Etes-vous surpris par ce que l’on dit de votre conte philosophique très décapant ?

Bien sûr, j’avais envie de raconter l’époque, sa bêtise, sa laideur, et peut-être que sur ce point mon livre ressemble à un réquisitoire.

Je suis très curieux des retours de lecteurs et, aussi, des critiques. Forcément, il y a une mise en abyme. A l’approche de la sortie, je me demandais : allais-je me faire « invisibiliser », comme disent les woke ?

Comme romancier, j’ai envie de déconstruire des mythes plus que de les alimenter. J’aime bien arracher les postiches, mettre à jour les poses, les intentions cachées. L’engagement politique est une mine de ce point de vue. La dimension esthétique, mondaine, stratégique d’une prise de position publique n’est évidemment jamais assumée. Elle existe pourtant, et d’autant plus quand cette prise de position assure un confort intellectuel, l’accès à un milieu branché, la complaisance de tel ou tel média.

Abel Quentin vient de publier "Le voyant d'Etampes" aux éditions de L'Observatoire

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