Avons-nous les mêmes peurs - les mêmes angoisses - que nos parents et que nos grands-parents ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Les angoisses étaient aussi présentes avant
Les angoisses étaient aussi présentes avant
©Reuters

L'atlanti-question

Depuis les attentats de janvier, la consommation de calmants serait en nette progression. De quelle nature exacte est l'angoisse qui préside à ces achats ? Est-elle seulement "de confort", parce qu'on a pris l'habitude d'endormir nos douleurs ? Comment faisaient nos parents - et nos grands-parents - pour apaiser leurs propres inquiétudes ? Eprouvaient-ils le même type de souffrance que nous, aujourd'hui ? Nous avons posé la question au sociologue Alain Ehrenberg...

Barbara Lambert

Barbara Lambert

Barbara Lambert a goûté à l'édition et enseigné la littérature anglaise et américaine avant de devenir journaliste à "Livres Hebdo". Elle est aujourd'hui responsable des rubriques société/idées d'Atlantico.fr.

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Alain Ehrenberg

Alain Ehrenberg

Alain Ehrenberg est sociologue et directeur de recherche au CNRS. Il a notamment publié "La Fatigue d'être soi. Dépression et société" (Odile Jacob, 1998, Odile Jacob Poche, 2000) et "La Société du malaise" (Odile Jacob, 2010, Odile Jacob Poche, 2012).

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Barbara Lambert : De quoi souffrent le plus communément les personnes qui prennent des anti-dépresseurs ? D’angoisses, de mal-être, pas de dépression au sens propre ?

Alain Ehrenberg : Dans la mesure où les antidépresseurs agissent sur des symptômes dépressifs et des symptômes anxieux, on peut déjà dire que ces personnes souffrent d’angoisse, de tristesse ou de douleur morale, voire de vagues malaises psychosomatiques. Le spectre d’action des antidépresseurs est extrêmement large.

De plus, il faut préciser qu’il n’y a pas de dépression au sens propre, une maladie bien délimitée devant faire l’objet d’un traitement précis. Une caractéristique majeure des pathologies mentales est qu’elles sont susceptibles d’être traitées également par des psychothérapies. Certains suivent des psychothérapies d’un genre ou d’un autre, d’autres prennent des médicaments, d’autres encore suivent une double thérapie.

Ajoutons encore qu’il y a une évolution de l’approche de la dépression. Au moment de la découverte des antidépresseurs en 1958 et dans les années suivantes, les psychiatres considèrent qu’il existe des épisodes dépressifs et que la guérison est la règle. A partir des années 1970 et surtout 1980, la tendance est de considérer qu’il s’agit d’une pathologie à rechutes, voire à tendance chronique.

  1. La France est une grande consommatrice de psychotropes, mais moins qu’on ne le dit, en fait : elle arrive au 15e rang des pays les plus « accro », et la consommation y augmente moins vite qu’ailleurs. Y a-t-il une « dépression à la française » ?

Je ne sais si une 15e place fait de nous de grands consommateurs. En revanche, on peut noter qu’il y a des manières d’exprimer les souffrances psychiques qui varient selon les sociétés. En France, la notion de « souffrance sociale » apparaît comme le symbole des effets désastreux du néolibéralisme et de la globalisation, avec la diffusion des deux thèmes de la souffrance psychique causée par l’intensification du travail flexible et du harcèlement moral résultant des nouveaux rapports de travail. Les Français ont regroupé la diversité des problèmes dans ce concept de souffrance sociale, manière jacobine d’unifier le peuple dans sa souffrance dans le contexte de la santé mentale. Les Américains, de leur côté, ont multiplié les syndromes en se référant à la classification psychiatrique (le DSM, qui suscite des polémiques récurrentes en France) et les associations de patients sur le modèle de la diversité des églises protestantes.

A quoi correspond la montée en flèche de la consommation de psychotropes ? L’accessibilité de ces médicaments, leur remboursement par la Sécurité sociale ont-ils joué dans leur « expansion » ?

Avant le lancement du Prozac sur le marché français au début des années 1990, des polémiques avaient commencé à apparaître au cours des années 1980 sur les anxiolytiques et les somnifères. Ces polémiques ont commencé à soulever des questions dont nous ne sommes pas sortis, à savoir qu’il existait des toxicomanies à ces médicaments psychotropes, que ces médicaments pouvaient être des drogues. Bref, la frontière entre médicaments psychotropes et drogues commençait à se brouiller.

Ces polémiques se sont poursuivies avec le lancement des antidépresseurs de type « Prozac », qui sont devenus les antidépresseurs du généraliste et ont démultiplié l’offre. A travers elle, un changement de nature sociologique apparaissait. Le statut social et médical des médicaments s’est infléchi vers un au-delà du traitement de pathologies : ils sont devenus des aides à vivre pour des handicaps de vie multiples. Il en va de même avec les psychothérapies qui ont évolué vers la résolution de problèmes de vie.

Est-ce qu’on était moins déprimé, avant, ou est-ce qu’on y accordait tout simplement moins d’importance ?

La dépression et l’angoisse font partie de la nature humaine. Ce point, essentiel, mis de côté, les raisons d’être déprimé changent : par exemple, la plupart des psychanalystes estime que les patients souffraient auparavant plutôt d’angoisses œdipiennes, c’est-à-dire de conflits liés aux contradictions de leurs désirs (les patients se trouvant dans une polarité permis/défendu), puis qu’il montraient plus des angoisses de type narcissiques, c’est-à-dire liées à des pertes de liens et à des sentiments d’insuffisance. Dans le premier cas, le surmoi interdicteur était en cause, alors que dans le deuxième, ce serait plutôt l’idéal du moi qui est l’acteur principal. On serait ainsi passé de pathologies du conflit à des pathologies de l’insuffisance. En France, c’est au cours des années 1970, que la préoccupation pour ce déplacement envahit les articles publiés par les psychanalystes.

Mais il faut dire que les idéaux et les normes, c’est-à-dire les manières d’agir en société, ont profondément changé. Cela implique que les manières de subir, au sens grec de pathos, ont également changé. Action/passion, c’est l’interdépendance qui régit la vie humaine. Il me semble qu’avec l’ascension des questions de dépression, d’anxiété, de traumatisme, de phobie scolaire, etc., on retrouve une dimension passionnelle de la vie sociale que nous avions peut-être été oubliée.

Si la névrose freudienne, élaborée dans le contexte d’un monde qui est encore celui de la faute, est l’incarnation de l’homme coupable, la dépression reconceptualisée dans les années 1970 apparaît comme le symbole de l’homme incapable d’agir. Les psychanalystes ont tendance à la percevoir comme une pathologie de l’émancipation individuelle — nous sommes dans le contexte de l’après Mai-68, mais avant le travail flexible et la mondialisation.

Plus généralement, ce qu’on appelle la santé mentale est un domaine qui a pour fonction de traiter les adversités accompagnant la vie moderne, c’est-à-dire un entremêlement de l’infortune, du malheur, de la détresse et de la maladie. Il a eu des prédécesseurs. La neurasthénie, à la fin du 19e siècle en Europe et aux Etats-Unis, a été la première maladie de la vie moderne.

Les questions de santé mentale sont devenues, au-delà des maladies psychiatriques, des soucis transversaux à toute la société parce que les idéaux sociaux contemporains mettent en relief une dimension émotionnelle qui n’existait pas auparavant. Cela tient aux changements de l’équation personnelle qui se sont amorcés dans nos sociétés depuis environ un demi siècle,

Prenons l’exemple du travail. Parce qu’il est de plus en plus organisé comme une relation de service, y compris dans les métiers d’ouvriers et d’employés, il faut posséder une forte équation personnelle consistant en une intelligence des relations sociales permettant d’adopter une ligne de conduite. Pensez au déclin du concept de qualification de l’organisation taylorienne/fordienne, qui mettait l’accent sur le poste de travail, au profit de celui de compétence de l’organisation flexible, qui met l’accent sur l’individu lui-même. Ce qu’on appelle les compétences non cognitives, dites émotionnelles, sociales ou personnelles, tiennent à ce nouvel individualisme, celui de l’autonomie généralisée, avec ses opportunités et ses tensions. Ces compétences conditionnent la possibilité d’adopter une ligne de conduite dans une organisation du travail où il s’agit de faire coopérer des gens et non plus, comme avant, de coordonner l’action à partir d’un centre.

A ces changements s’est progressivement attachée une nouvelle morbidité de nature comportementale que j’appelle les pathologies de l’homme capable, dont la dépression est le modèle, et qui sont étroitement dépendantes de l’autonomie telle qu’elle se donne aujourd’hui dans nos sociétés. L’autonomie, c’est-à-dire un système de relations sociales dans lequel le choix, l’initiative individuelle, la capacité de l’individu à être l’agent de son propre changement, sont nos idéaux normatifs. La santé mentale n’est plus seulement un secteur particulier traité par une discipline appelée la psychiatrie, mais un souci transversal à toute la société mobilisant des professions multiples pour résoudre des problèmes hétérogènes. La nouvelle morbidité ne relève plus seulement du domaine particulier de la maladie mentale, mais de celui, général, de la vie sociale. Elle s’est instituée comme un enjeu majeur dans le travail, l’éducation et la famille — souffrance au travail, hyperactivité de l’enfant, phobie scolaire, etc.

C’est un enjeu majeur parce que la santé mentale permet l’expression socialement réglée de la plainte, car la plainte est un acte de discours, ce qui veut dire qu’elle est adressée à des interlocuteurs qui doivent la comprendre et, éventuellement, l’utiliser pour agir — pensez à la souffrance au travail dans l’entreprise. Un tel jeu de langage n’est pas propre à notre modernité individualiste, toutes les sociétés en possèdent car partout il faut des jeux de langage pour mettre en forme l’inquiétude humaine en lui fournissant un cadre d’expression. En revanche, appartient peut-être spécifiquement à notre modernité l’idée, formulée par Nietzsche, dans Le Crépuscule des idoles (1889) que « rien ne nous est devenu plus étranger que ce qui semblait autrefois si désirable : “la paix de l’âme” ».

Comment soulageait-on ses nerfs, avant ? Est-ce qu’on buvait plus ? Est-ce qu’on parlait et se parlait plus ?

Oui, lisez Simenon, par exemple. L’alcool est extrêmement présent du matin jusqu’au soir dans toutes les couches sociales.

Nous sommes bien plus incités à parler aujourd’hui qu’il y a un demi siècle. La capacité à s’exprimer est par ailleurs un élément clé de la socialisation. L’explosion des pratiques psychothérapeutiques, des dynamiques de groupes, du développement personnel, du coaching et de pratiques multiples qui accompagnent les individus ressemblent à ce que Rousseau appelait la religion civile  dans Le Contrat social : des pratiques qui entretiennent les sentiments de sociabilité dans le cœur des citoyens. Favoriser l’empathie envers autrui et la confiance en soi, c’est sans doute améliorer son équilibre psychologique, mais c’est aussi entretenir — inconsciemment ? — les sentiments de sociabilité.

Y a-t-il eu des grandes phases de dépression, en France ? Est-on en mesure d’établir un lien entre des événements, des périodes historiques, et le « moral » du pays ?

On n’a pas de données sérieuses avant les années 1970 et surtout 1980 — la première enquête de l’INSERM sur les troubles mentaux en médecine libérale date de 1977. Mais il ne faut pas surinterpréter les rapports entre événements politiques et angoisses individuelles.

On a constaté un pic dans la consommation de psychotropes au lendemain des attentats de janvier. Cela vous étonne-t-il ? Comment l’analysez-vous ?

Le mois de janvier est toujours un pic de consommation, quelle que soit la conjoncture. Il ne faut pas surinterpréter. Tout ne fait pas sens, tout n’est pas à analyser.

Sommes-nous mieux « armés » psychologiquement, aujourd’hui, pour faire face à la violence ? Sommes-nous, au contraire, plus vulnérables du fait que nous avons facilement recours à la chimie et que nous sommes plus individualistes, et donc plus seuls ?

Il faut mettre ces questions en perspective. La plupart des problèmes regroupés sous l’étiquette de « santé mentale » — dépressions, addictions, hyperactivité de l’enfant, etc. — tendent à être systématiquement sujets à des soucis politiques et sociaux concernant ce qui est juste ou injuste, équitable ou inéquitable, bon ou mauvais ; ils sont l’occasion d’examens de conscience sur la vie en société et déclenchent souvent d’intenses polémiques. Les controverses en jeu tournent autour de l’idée qu’il n’y est pas seulement question de maladies à soigner, et l’on s’interroge même sur leur caractère de maladie, mais de maux dans lesquels nos modes de vie sont en cause d’une manière ou d’une autre. Ces maux concernent la valeur de nos relations sociales, à l’école, dans la famille, au travail et, par extension, dans la société en général. Ils touchent les gens individuellement, mais ils ont une caractéristique : ils révèlent un mal commun de nature sociale, voir sociopolitique. Cette question de la valeur des relations sociales, qui est en réalité celle de leur valeur humaine, n’est donc pas à mettre de côté, elle est une caractéristique intrinsèque de ces sujets. Elle fait partie de leur grammaire.

Il existe de puissantes raisons à cette situation qui, toutes, se rattachent aux traits centraux des pathologies mentales : ce sont des pathologies fonctionnelles, au sens où elles se rattachent à des idées et des sentiments moraux nécessaires à la civilisation, comme la culpabilité ou la honte, sans lesquelles il n’y a pas de société logiquement possible. Être capable de se sentir coupable dans certains contextes est une juste et bonne chose, avoir un sentiment excessif de culpabilité est pathologique ; le comportement obsessionnel est valorisé, les symptômes obsessionnels sont pathologiques. Ils sont à la fois des valeurs de civilisation et des symptômes. C’est pourquoi on parle de pathologies sociales.

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