Atlantico : L'Europe doit décider ce lundi de sanctions économiques à l'égard de la Russie en représailles de son attitude dans la crise ukrainienne. A-t-elle les moyens d'entrer dans un conflit économique avec la Russie ? Certains pays européens sont-ils d'ailleurs plus exposés que d'autres à cette menace ?
Hélène Clément Pitiot : Les Etats-Unis et l’Union européenne se sont dit prêts à prendre lundi des « mesures très sérieuses » en réponse au résultat du référendum d’autodétermination des populations de Crimée. C’est ce que la grande presse a annoncé (cf. Le Figaro), relayant la déclaration de John Kerry.
Angela Merkel, François Holland, Matteo Rinzi se sont faits l’écho de ces menaces. Parallèlement des rencontres ont eu lieu entre J. Kerry et S. Lavrov, le Ministre Russe des Affaires Etrangères. Considérant le contexte d’ensemble, ils pourraient s’être mis d’accord pour définir les sanctions réciproquement viables tout en préservant la crédibilité des effets de communication. Peut-on douter que l’Europe ne suive le mouvement?
A l’heure du monde multipolaire que les occidentaux s’efforcent de ne pas vouloir voir, que vaut le G8 sans la Chine ? L’exclusion annoncée de la Russie ressemble à une auto-destruction, car elle montrera au grand jour que ce qui compte depuis longtemps ce n’est pas les rencontres du G8 dans des cadres de rêve pour nos élites mais bien plus les discussions dans le cadre du G20. Y a t il eu depuis longtemps une quelconque décision sérieusement constructive prise au G8 ? Il n’en va pas de même du G20 où se profilent les principes de la nouvelle économie mondiale et de la de-dollarisation qui est déjà en route : ventes de bons du trésor US, achats d’or des banques centrales s’accélèrent comme se mettent en place des accords de swaps entre banques centrales qui ouvrent la voie à des règlements commerciaux en d’autres devises que le dollar.
En Europe la question de l’indépendance des positions européennes se pose certes mais plus encore la capacité de décider à 28. Cette difficulté qui se rencontre maintenant à chaque étape «intense» des relations internationales n’est pas nouvelle ; elle est le fruit de choix institutionnels. Le projet économique et monétaire européen a pris radicalement le pas sur le projet politique en dépit des avertissements répétés des spécialistes. Le monde entier est au courant des rigidités institutionnelles qui pèsent sur l’Europe et qui découlent de cette posture. Cette impuissance politique qui se double maintenant d’une impuissance économique devenue bien visible depuis la crise, ne laisse finalement la voix qu’à la rhétorique et aux effets de communication. Vis-à-vis des populations, cette impuissance est bien aussi de plus en plus tangible. Les élites européennes tant sur un plan politique qu’économique se trouvent hors du champs de la réalité, maniant rêves, dénis, mensonges selon les nécessités. Les médias qui ont pu longtemps être timides sur le sujet, poussés par les commentaires du net et par les blogs commencent à porter des témoignages. Ainsi trouve-t-on dans le Figaro une déclaration de M. Paet, chef de la diplomatie estonienne qui exprime son trouble face à l’indifférence des autorités de Kiev faisant suite à celle de Catherine Ashton à propos de l’épisode des snipers sur Maïden à l’origine de massacres. Il avait en effet lui-même prévenu de la possible implication de l'opposition ukrainienne au président Viktor Ianoukovitch dans les assassinats de manifestants mais aussi de policiers.
S’ajoutant au déni qui table sur la dissipation rapide de la mémoire, s’ajoute la gesticulation de la punition : celle de la Grèce, la rhétorique du mauvais élève versus le bon élève. On peut se souvenir que l’Espagne a longtemps été montrée comme le bon élève de l’Europe. Les autorités européennes ont depuis longtemps le mauvais goût de nous servir une rhétorique infantilisante qui lasse les populations...
Point de surprise dans ce contexte que la crédibilité internationale et interne s’effondre de plus en plus. Ajouté à ce panorama et à l’heure de facebook et twitter, comment pouvons-nous nous étonner que V. Nuland et C. Ashton furent ainsi prises à leur propre piège communicationnel !
Finalement, le plus rassurant à cette heure est que malgré ces agitations de communication, l’opinion démocratique, certes encore en retrait, semble beaucoup plus mesurée et posée. Des voix légitimes de représentants des peuples s’élèvent de-ci de-là : parfois avec véhémence au sujet de l’Ukraine comme ce jeune député, Laurent Louis au Parlement belge ; en France, un rapport à l’Assemblée nationale très lucide « sur la politique française et européenne vis-à-vis de la Russie » vient aussi d’être rendu public ; la diplomatie économique de la France en Russie s’exprime d’une voie forte, celle de Jean-Pierre Chevènement dont la position est bien différente de celles des élites politiciennes et de BHL : "Sans la Russie, il manque quelque chose à l'Europe"
Une erreur est ainsi souvent faite de ne donner qu’une seule voix à l’Europe qui donne dans la caricature ; celle des peuples est parfois plus juste parce qu’elle est plus reliée au réel. L’oubli du réel est en effet une difficulté majeure pour comprendre la dynamique des économies mondiales imbriquées dans les stratégies géopolitiques. Et nous savons combien les surprises bonnes ou mauvaises peuvent être au rendez-vous.
Que les bulgares et les pays baltes aient déjà fait connaître des voies dissonantes sur le thème des sanctions vis-à-vis de la Russie est certainement une des premières surprises ; ils sont traditionnellement peu favorables pour faciliter les avancée de la coopération avec la Russie. La réserve affichée par les Anglais est sur le sujet légendaire, les journalistes qui ont glissé un œil sur le dossier de H. Powell en visite chez D. Cameron n’ont fait que nous le confirmer (the Guardian ). Les responsables des affaires étrangères allemandes ainsi que le Ministre de l’économie et de l’environnement Sigmar Gabriel, semblent aussi beaucoup plus modérés qu’Angela Merkel, cette modération fut aussi reprise par le responsable de l’équivalent du MEDEF allemand et divers entrepreneurs dont Mr. Seele de Wintershall.
Ce que l’on commence à voir poindre et qui devrait encore une nouvelle fois rythmer le réel de l’économie, c’est l’irrésistible montée du jeu de la concurrence entre les économies européennes qui craignent, avant même d’avoir décidé de sanctions, les répercutions qu’elles pourraient avoir sur leurs propres économies. Dans un contexte d’extrême fragilité des économies, d’une part le chômage indomptable lié à la dé-industrialisation et d’autre part l’instabilité majeure de la sphère monétaire et financière, ces préoccupations pourraient sembler raisonnables.
Quels pays seront les plus exposés et qui pourra «passer le mieux à travers les gouttes» ? La Russie a en effet annoncé que des sanctions réciproques sont déjà prévues et qu’elles seront mises en application en fonction des décisions de chaque pays. La Russie sait ainsi qu’elle va s’appuyer sur le point de faiblesse de l’Union européenne, sa désunion de fait, bien réelle que la rhétorique cherche à cacher. L’Europe s’est construite en affichant cette concurrence comme ferment de l’efficacité économique....ce fut oublier les principes de la dynamique économique que de ne raisonner qu’ainsi et de fonder tout le programme de développement et de construction de l’Europe à partir de Maastricht. L’incertitude a su rattraper les économies avec ses crises, laissant les gouvernements dans le marasme ; les instruments de la politique économique pour y répondre leur faisant brutalement défaut. Les théories économiques contemporaines nous montrent à l’inverse que la coopération permet de mobiliser plus de forces et d’effet de résilience ; dans le long terme et dans les crises, ces capacités sont salvatrices. L’Europe de la concurrence est bien fragile, depuis 23 ans elle n’a jamais pu venir en aide à l’Ukraine de façon crédible et efficace. La Russie dont l’économie s’est redressée de tant d’épreuves sait tirer les leçons des expériences. Dans le cadre de la mise en place de l’Union Douanière, elle a tout de suite compris que la complémentarité pouvait rendre les économies plus robustes que la concurrence.
A un moment où l’Europe cherche à montrer sa force, elle risque ainsi de pêcher par ses défauts institutionnels mais aussi par ses défaut de conception économique. Comme le soulignait le Ministre A. Montebourg, l’incohérence en matière de concurrence est flagrante : soutenir le renflouement des établissements financiers et ne pas aider les entreprises dans la crise, c’est une distorsion majeure de la concurrence d’un point de vue de la théorie économique. Un secteur économique (service financier) est favorisé au détriment des autres secteurs. Par le jeu d’incitations perverses le mécanisme d’allocation des ressources (capital et travail) devient fondamentalement inefficace et injuste. Le chômage de masse qui en découle est ainsi théoriquement inefficace...et bien dommageable pour les populations. Des experts d’Oxford et Cambridge nous répètent régulièrement dans leur contribution de The Lancet (2014) et leur ouvrage The Body Economic que : « l’austérité tue ». L’Ukraine (hors Crimée) va pouvoir alimenter désormais les nouvelles études de ce groupe de scientifiques, en effet une cure d’austérité est annoncée comme ‘garantie’ fournie aux autorités de Bruxelles et au FMI en échange de l’aide promise (Cf. Le journal Kommersant-Ukraine du 6 mars). La « cure » a déjà commencé pour nombre de retraités ukrainiens dont les pensions vont être divisées par 2 (on part de 120 euros mensuel !) alors que le prix du chauffage, dont la distribution sera contrôlée, gageons-le ,par les sociétés occidentales, augmentera fortement.
Toutes ces défaillances dans l’organisation institutionnelle et économique de l’Europe que tente de cacher la rhétorique agressive, la Chine, la Russie mais aussi les US les connaissent bien et savent parfaitement en jouer voire les orchestrer... suivant leurs propres intérêts par exemple en faisant avancer l’OTAN (Snowden dénonce un «bazar européen» au service des États-Unis). C’est bien la triste réalité qui nous sort d’un rêve d’Europe et de responsabilité trop longtemps non exercées à bon escient.
Cet épisode ukrainien peut offrir des moments de vérité dont l’Europe a besoin pour fonder un nouveau sursaut. "Par quelle secousse faudra-t-il passer pour que, demain, une Europe viable puisse s'organiser entre les Etats-Unis et la Chine ?" C’est la question prophétique que posait Jean-Pierre Chevènement dans son ouvrage : 1914-2014, l’Europe sortie de l’histoire ? p. 174, 2013, Fayard
Nous y sommes...
Il pourrait même se faire que le pire soit déjà là...le pire étant « l’indécidable » qui frapperait à nouveau la finance mondiale. Un niveau record de bons du trésors US a été ainsi vendu depuis quelques semaine. Ces ventes vont-elles anéantir les efforts de QE (quantitative easing) déjà menés et la FED devra t elle redémarrer la mécanique dans ce contexte contraire de dé-dollarisation? On ne saura qu’aux environs de mai, quand le TIC (Treasury international capital system) pourra en publier la liste, qui sont les acteurs qui vendent en ce moment. Des hypothèses se dessinent, certes les russes vendent aussi et se désengagent massivement des banques occidentales -l’exemple de Chypre a porté - mais il semble que ce soient les Chinois qui vendent et rachètent des euros pour faire encore monter la monnaie européenne. La manipulation est étrange, elle viserait à maintenir le niveau du pouvoir d’achat européen pour assurer la demande de produits chinois. Cependant l’euro toujours plus fort détruit l’économie européenne et cette réalité s’impose de plus en plus (cf. A. Mirlicourtois, «Ah, si l’on pouvait dévaluer l’euro !».
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