Dans la société démocratique, scientifique et technique, où la division du travail et la complexité de l’organisation sociale n’ont cessé de croître, chacun est plus que jamais objectivement tributaire de l’activité et des connaissances des autres. La dépendance qui nous unit aux plus proches comme aux plus lointains n’a cessé d’augmenter depuis que Simmel, il y a plus d’un siècle, observait que l’existence de l’homme moderne tenait à cent liaisons faute desquelles il ne pourrait pas plus continuer à exister que le « membre d’un corps organique qui serait isolé du circuit de la sève ».
Jamais l’enchevêtrement des liens entre les individus créés par l’universalité des connaissances scientifiques et par l’argent, instrument des échanges économiques, n’a été aussi intense et n’a mis en relation autant de personnes par-delà toutes les frontières. Chacun est de fait condamné à faire confiance à la compétence des autres, des autres de plus en plus nombreux et de plus en plus lointains. Et l’on peut dire qu’en ce sens jamais la confiance objective n’a autant été au fondement de l’ordre social, national et international.
Mais la dépendance sans cesse accrue qui nous unit aux autres est objective et abstraite. La confiance subjective ne suit pas la confiance objective dans les instruments de la vie politique et économique. Les individus démocratiques qui entendent exercer leur pleine autonomie intellectuelle et juger de tout par eux-mêmes sont devenus essentiellement méfiants à l’égard des autres et des institutions. En qui, en quoi avoir confiance ? La confiance subjective ne se décrète pas. Reste une interrogation plus générale. La société démocratique laisse à chacun le soin de donner un sens à son existence. Longtemps la transcendance politique – la République, la patrie, la France, le Parti, celui qui avait droit à une majuscule – a complété ou remplacé la transcendance religieuse pour construire un monde commun à tous les citoyens quelles que fussent leurs croyances et leurs origines ; elle donnait un principe de confiance aux relations les plus individuelles. En France, aujourd’hui, l’affaiblissement conjugué de l’Église et de la République, qui s’était construite à l’image de l’Église et contre elle, a affaibli le sens du collectif et l’acceptation de ses contraintes. Comment la société démocratique, qui se veut autoconstituée, qui n’admet pas de transcendance collective qui puisse donner un sens aux pratiques collectives, comment une société qui ne veut connaître que des phénomènes humains, simplement et exclusivement humains, peut-elle nourrir une morale collective ? Une société peut-elle exister si elle ne partage pas un certain nombre de valeurs communes qui donnent un sens aux échanges entre ses membres ?
Il faut s’interroger sans pour autant céder au pessimisme. Les démocraties doivent vivre, comme chacun de nous essaie de le faire, en gérant, comme nous le pouvons, nos tensions et nos contradictions. C’est la condition humaine. La vie sans tensions, c’est la mort. Les phrases qui suivent n’appartiennent pas au discours sociologique, lequel est de l’ordre de la confidence. Les relations directes entre les personnes qui demeurent au cœur de la vie humaine dans des sociétés sans transcendance ne sauraient être oubliées. La confiance totale qui peut s’établir entre les amis et les amants est la seule relation qui donne du sens à notre existence. Seule la confiance totale et réciproque qui les unit permet de traverser les épreuves de la vie et l’usure du temps, même au-delà de l’absence et par-delà la mort. Prenons le risque que cette confiance soit éventuellement trahie, mais faisons totalement confiance à l’autre, celui qui est là, devant nous, irremplaçable. C’est la seule expérience qui mérite d’être vécue.
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