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20 ans après la crise de 1997, les pays émergents vont-ils envoyer l’économie mondiale par le fond ?
©Reuters

Bonne question

Hausse des taux, du dollar américain, endettement des entreprises… Depuis le mois de février des monnaies de pays émergents subissent une chute brutale qui fait craindre un retour de la crise de 1997. Et si ce scénario se concrétise, c'est l'Europe qui sera le plus à plaindre.

Philippe Waechter

Philippe Waechter

Philippe Waechter est directeur des études économiques chez Natixis Asset Management.

Ses thèmes de prédilection sont l'analyse du cycle économique, le comportement des banques centrales, l'emploi, et le marché des changes et des flux internationaux de capitaux.

Il est l'auteur de "Subprime, la faillite mondiale ? Cette crise financière qui va changer votre vie(Editions Alphée, 2008).

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Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Atlantico : Depuis le mois de février, plusieurs monnaies issues du monde émergent ont connu une chute brutale, de la lire turque au peso argentin, en passant par le zloty polonais ou la rouble russe. Un contexte qui a pu être commenté par le Prix Nobel Paul Krugman en ces mots "Il est devenu au moins possible d'envisager une crise classique auto renforcée de type 97-98 : les devises des marchés émergents chutent, provoquant une explosion de la dette des entreprises, provoquant un stress sur l'économie, et entraînant une chute supplémentaire de la devise". Quelles sont les causes de cette situation, et comment expliquer ce processus qui ressemble à un jeu de dominos ? 

Mathieu Mucherie : Ce genre de crise de prophétie auto-réalisatrice fait souvent intervenir le dollar US : quand il se renforce (comprenez : quand la FED resserre la vis trop tôt, trop fortement, ce qui est bien le cas ces derniers temps puisque la menace inflationniste est une blague), c’est comme si la mer se retirait, et on réalise alors que certains se baignaient sans caleçon. Il faut rembourser dans une monnaie plus chère, et monter les taux pour canaliser les sorties de capitaux, jusqu’au moment où les marchés se disent que les trajectoires ne sont plus crédibles, et là tout saute (stratégie de la banque centrale, croissance, pays voisins), y compris à la fin l’ordre politique et social. La contagion est quasi-instantanée, puisque les opérateurs raisonnent « par classe d’actifs », sans trop discriminer : tous les pays considérés comme « dans la même catégorie » sont attaqués sur les capitaux avant de l’être via le canal des échanges (quand les voisins ne peuvent plus importer vos produits). Et comme il faut beaucoup de temps pour redevenir « crédible », comme les capitaux ne reviennent qu’après une décote énorme des prix des actifs, le calme ne revient que sur un cimetière économique, à moins d’avoir de la chance (revirement rapide de la FED, montée chanceuse des termes de l’échange au bon moment, gros matelas d’épargne domestique, etc.).

Mais je ne crois pas trop à une « nouvelle crise asiatique ». Il y a 20 ans, la Chine n’existait pratiquement pas. Une crise du bath thaïlandais et de la roupie indonésienne pouvait se transmettre aux banques sud-coréennes et aux dettes russes, le seul vecteur global d’accalmie était Alan Greenspan, qui avait baissé ses taux en dépit de la bonne santé des USA fin 1998 : de nos jours on peut compter sur un 2ehedge global, Pékin, un acteur contra-cyclique déterminé, plein de réserves et de plus en plus importateur en dernier ressort. Je crois donc plutôt à des jeux de massacre plus limités, massacre des innocents (Argentine), punition des coupables (Lire Turque), peut-être demain correction des procrastinateurs (Mexique si les élections tournent mal, Brésil même si elles tournent bien, j’ai déjà dit dans ces colonnes à quel point je trouve les trajectoires brésiliennes insoutenables). J’espère que la FED se calmera vite, et au pire que la foudre ne s’abattra pas trop sur les justes.


Philippe Waechter : La rupture a lieu à la mi-avril lorsque la perception de l'économie américaine et surtout l'allure de la politique monétaire de la Fed changent. La banque centrale devra relever ses taux d'intérêt de façon plus importante et plus rapide que prévu. Cela tient à la politique budgétaire de la Maison Blanche qui modifie en profondeur l'équilibre de l'économie américaine. En effet, la situation y est bien particulière: l'économie est au plein emploi et les politiques économiques (budgétaire et monétaire) sont réglées comme si l'économie était en récession. Ce n'est pas tenable et c'est pour éviter de trop grands déséquilibres que la Fed doit modifier sa stratégie.

Dans le même temps, aucune autre banque centrale, notamment dans les pays développés, ne souhaite durcir sa stratégie monétaire. Ce changement de perception entre les USA et le reste du monde se traduit par un ajustement haussier du dollar. 

C'est le début des difficultés pour les émergents. Les investisseurs rapatrient des capitaux aux USA ce qui fragilise les pays émergents qui dans un passé encore récent avaient largement bénéficié de flux financiers rentrants. Là, d'un seul coup ils s'évaporent. La politique monétaire a changé avec le départ de Yellen et la mise en place de la politique de la Maison Blanche. C'est pour cela que le phénomène se déclenche.

Les sorties de capitaux se traduisent par des problèmes de liquidités dans les pays émergents faisant ainsi monter les taux d'intérêt longs. Ce phénomène crée une interrogation sur la conjoncture du pays et ne permet pas à la monnaie de se stabiliser rapidement. 

Deux questions se posent alors

La première est que les investisseurs étrangers ne reviendront pas tant que la monnaie ne sera pas stabilisée. Ils ne veulent pas prendre un risque excessif même si les taux d'intérêt sont plus élevés. Dès lors le pays peut faire face à un problème de financement.

La deuxième question est que dans la période faste avec de fortes entrées de capitaux les entreprises avaient eu tendance à s'endetter. La hausse des taux est pénalisante pour elles.

Face à ce type de situation, il faut être capable de discriminer entre les pays. Entre ceux qui vont bien mais sont affectés temporairement par la hausse du billet vert et ceux qui sont franchement déstabilisés par elle.

Pourtant l'histoire ne s'arrête pas là. Il y a encore deux points à surveiller

Le premier est l'endettement en dollar du pays. Si celui-ci est élevé alors le remboursement d'une dette en dollar qui s'apprécie coûte de plus en plus cher pénalisant directement l'économie.

Le second point résulte de la relation entre le pays et le reste du monde. Si ce rapport est favorable au pays en question (excédent de compte courant) ce n'est pas très grave. En revanche si le compte extérieur est très déficitaire alors le pays peut être pris dans une dynamique difficile à arrêter. Le compte courant déficitaire implique un fort endettement extérieur (en dollar généralement) et de fait une contrainte très forte de remboursement de la dette et de financement du déficit extérieur. C'était ce qui s'était passé à la fin des années 90 dans certains pays asiatiques.

Dans ce type de situation, il est généralement fait appel au FMI pour stabiliser la situation du pays en apportant les liquidités nécessaires. 

En fonction des ajustements, des anticipations sur le dollar et de la volatilité des flux de capitaux on peut avoir de vrais changements dans les pays émergents. On l'a observé en Argentine, en Turquie et dans quelques pays. Cela peut aller très vite. 

Ce qu'il faut retenir c'est que les règles changent pour les pays émergents. La douce torpeur des taux d'intérêt bas et de flux de capitaux rentrant ne sont plus forcément les règles. Cela suggère beaucoup de discrimination notamment dans les investissements financiers. 

En imaginant un renforcement du scénario décrit par Paul Krugman, dans quelle mesure les grandes économies pourraient-elles être affectées ? L'exposition européenne aux marchés extérieurs pourrait-elle être perçue comme une vulnérabilité spécifique du continent ? Le renforcement de la mondialisation au cours de ces 20 dernières années ne modifie-t-il pas le risque de contagion d'une telle crise ?

Mathieu Mucherie : Pas besoin de se faire peur avec les pays émergents : par sa passivité sur le dossier italien, la BCE est en train de nous mijoter une bonne vieille crise à l’ancienne, façon 2011, une crise bien de chez nous ; le lundi on fait pression histoire d’insulter les électeurs, le mardi Francfort nomme un satrape un technocrate, mercredi on réclame de l’austérité au pire moment et des réformes structurelles toujours pour les autres, le jeudi on s’étonne que ça ne marche pas, etc.

Bien entendu l’exposition de l’Europe aux crises émergentes est forte : nous avons de puissants secteurs qui vivent des exportations, et de nombreux points de fragilité financière, avec fort peu de safe heaven en dehors du Bund rémunéré à 0,4% (et encore, sur une maturité de 10 ans), et du cash, rémunéré en négatif (là où les américains peuvent toujours acheter un taux 2 ans à 2,4%, et bénéficier de la protection d’une vraie monnaie). Souvenez-vous de 2008-2009, où le PIB avait deux fois plus chuté que le PIB américain, pour une crise soit disant américaine. N’oubliez pas non plus que les rapports que nous entretenons avec la Turquie sont assez complexes (une sombre histoire de migrants, si j’ai bien compris).

Mais le souci est bien interne, lié à l’euro et à la BCE qui croyait pouvoir terminer son programme d’achat d’actifs dans quelques mois, et qui n’applique son whatever it takes qu’à géométrie variable, à la tête du client, pour ceux qui « votent bien ». La vie est belle quand on décide des taux d’intérêt, quand les marchés obligataires sont vos exécutants, quand c’est toujours la faute des autres, dans les pays du Club Med, et que personne ne vous oblige à réfléchir sérieusement à des pistes à la hauteur des enjeux colossaux d’une vieille dette injuste de 2300 milliards (congélation au bilan de la BCE, monnaie hélicoptère…).          


Philippe Waechter :La globalisation de l'économie est plus forte qu'elle ne l'était à la fin des années 90 et une perturbation durable pourrait avoir un impact fort en bousculant le bel ordonnancement observé depuis la fin 2016. Depuis lors, tous les pays allaient dans le même sens ce qui renforçait la dynamique de croissance de tous.

La question d'un éventuel effet de contagion résulte de la source de la perturbation. Si celle-ci n'est pas en Asie, le risque de contagion est limité pour les pays développés. En effet, la dynamique de croissance s'est particulièrement faite sentir en Asie plus que dans les autres zones émergentes. Or à l'exception de l'Indonésie, le reste de l'Asie continue d'aller bien et n'est pas au cœur d'un possible maelstrom. Qu'il y ait des ajustements parfois importants c'est probable mais ils seront temporaires. On ne peut pas forcément dure la même chose des autres pays tels la Turquie ou l'Argentine mais l'effet de contagion est réduit. En ce qui concerne la Pologne, les effets sont encore limités car la conjoncture polonaise reste toujours très dépendante de celle de la zone Euro qui va encore plutôt bien.

Quelles seraient les actions à mener par les différents acteurs pour éviter qu'une telle crise puisse se matérialiser ? 

Mathieu Mucherie : S’agissant des crises internationales, je ne sais pas !! Je suis en fait assez pessimiste (en dehors de l’Asie du sud-est, où je crois au rôle stabilisateur de la Chine), du fait de la généralisation des ETFs (trackers, qui répliquent un indice) et autres instruments qui vont pour la plupart dans le sens de la non-discrimination entre les bons, les brutes et les truands. Je n’ai pas l’impression non plus que la FED progresse, même si les nominations récentes à sa tête sont bien moins pires que ce que nous avions craint. Quant à l’euro, c’est un facteur majeur de déstabilisation, mais sa réforme n’est pas envisagée sérieusement (un comité d’étude est à l’étude à Paris ou Berlin) (plutôt à Berlin).

En théorie, le FMI est là pour ça : il a été fondé pour résoudre des problèmes temporaires de liquidité, exactement le genre de crise à laquelle fait face l’Argentine courageusement depuis quelques semaines. Mais l’effet signal du FMI est ambigu. Son arrivée souvent trop tardive, son financement pas gratuit, et assortit d’une liste surréaliste d’exigences (pourquoi la conditionnalité quand le gouvernement à Buenos Aires est déjà le plus réformateur que l’on puisse imaginer ?). J’espère qu’il fera plus de bien que de mal dans le cas argentin, qu’il apaisera la spéculation au lieu de l’attirer, et on peut souligner que Macri a eu le nez creux en faisant du rétablissement des liens avec la communauté internationale l’une des priorités de son début de mandat. Si mon scénario rose ne se déroule pas, ce sera un signal très négatif, pour le monde entier : si une crise auto-réalisatrice brise le retour de la croissance argentine et conduit à un retour des populistes aux élections de fin 2019, cela signifiera que le gouvernement le plus pro-business et le plus ouvert au monde ne permet pas d’éviter la foudre ; le message sera reçu 5 sur 5 par plein de gens ; et nous aurons les conséquences.      


Philippe Waechter : La globalisation ne doit pas réduire la capacité à une croissance plus autonome. C'est cela l'enjeu majeur de l'après crise. La globalisation a été très massive et s'est traduite par une localisation nouvelle de la production notamment dans le secteur manufacturier. Il ne faut pas pour autant que la dynamique d'expansion soit trop dépendante des relations avec le reste du monde. C'est pour cela qu'il est nécessaire de renforcer la capacité de chaque pays à être plus autonome. Pour un pays comme la France, cette autonomie doit aussi se mesurer dans le cadre européen et notamment de la zone Euro. Il faut que celle-ci ait la capacité d'être plus autonome. C'est un aspect majeur de l'agenda du Conseil Européen de la fin du mois de juin. Si l'Europe et la zone Euro sont plus autonomes dans leur capacité à croître alors les effets de contagion d'un choc des pays émergents seront limités.

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